David Bowie
Aladdin Sane
Produit par David Bowie, Ken Scott
1- Watch That Man / 2- Aladdin Sane / 3- Drive-In Saturday / 4- Panic In Detroit / 5- Cracked Actor / 6- Time / 7- The Prettiest Star / 8- Let's Spend The Night Together / 9- The Jean Genie / 10- Lady Grinning Soul
Visant les étoiles sans pour autant parvenir à les atteindre, et ceci malgré un décollage réussi du Major Tom en 1969 ("Space Oddity") et une prometteuse excursion vers la planète rouge en 1971 ("Life on Mars"), le polymorphe Bowie a dû s’en remettre à un improbable extraterrestre pailleté à la frimousse rousse (The Rise and Fall of Ziggy Stardust…, 1972). La rencontre fait des étincelles, avec en prime un embarquement immédiat pour Apollo 16, exempté du périlleux et exigent programme préparatoire de la NASA ; que voulez-vous, le succès n’attend pas ! La Ziggy mania est en marche, embourbant son instigateur dans une entreprise schizophrénique non maitrisée : Ziggy Bowie ou David Stardust, il y a de quoi devenir zinzin. Bizarrement, l’aspiration du bonhomme est nettement plus terre à terre à l’aube de l’année 1973, puisqu’il s’agit de conquérir le marché américain - jusqu’à présent peu réceptif face aux extravagances et à l’ambiguïté sexuelle du personnage… L’accueil réservé durant la tournée US (dont la première partie se déroule entre septembre et décembre 1972) est pour le moins contrasté, mais n’ébranle en rien la fascination de Bowie pour le pays de l’Oncle Sam. Cela va même jusqu’à lui inspirer les chansons de son futur album (chaque titre étant dédié à une ville des Etats-Unis) et l’amener à troquer l’ami Ziggy par un nouvel alter ego répondant au nom d’Aladdin Sane (un subtil jeu de mot : "a lad insane", un mec cinglé pour la faire court). Une façon plutôt habile de dissimuler un "Ziggy Stardust en Amérique", bien que la démarche soit trahie par une pochette exploitant l’image de l’extraterrestre rouquin le plus connu de la planète Rock (fait d’autant plus troublant que la pochette du Ziggy de 1972 n’a finalement rien à voir avec la choucroute…). De là à faire le parallèle avec la supercherie des Visiteurs en Amérique - voyant notre cher Jacquouille rebaptisé en André le Paté -, il n’y a qu’un pas que l’auteur de ces lignes n’en revient toujours pas d’avoir franchi…
La recette pour la conquête de l’Ouest est plutôt simple : on reprend les mêmes (les très bons Spiders form Mars en l’occurence, toujours composés de Mick Ronson, Trevor Bolder et Mick Woodmansey), et on recommence en voyant les choses en plus grand. Se joignent ainsi à l’aventure plusieurs choristes et musiciens en tous genres, dont Mike Garson, un petit surdoué du piano déniché durant la tournée américaine. Pas question de devenir un nouveau "piano man" à la Elton John : il faut que ça swing, que ça laisse un arrière-gout de poussière ; on vise la terre du rock’n’roll bon sang ! Aladdin Sane se montre ainsi résolument plus direct et incisif que son prédécesseur, sonnant plus rugueux et remettant au premier plan la guitare de Ronson. Représentatif de cette démarche, le morceau introductif "Watch That Man" ferait presque passer la voix du Thin White Duke au second plan avec sa dynamique enjouée, son côté rétro aux fortes réminiscences 60’s, et son tumulte final. Une entrée en matière efficace à défaut d’être réellement transcendante.
Même si l’on en attendait pas moins du titre éponyme, "Aladdin Sane" fait office de véritable OVNI au sein de l’album avec son intro de piano délicate (évoquant certaines lignes mélodiques de Hunky Dory), son refrain à la fois envoutant et mystérieux, et son pont construit autour d’un imposant solo improvisé par Mike Garson. Ce morceau est surtout symptomatique d’un album un peu fourre-tout et dénué de fil conducteur, bien loin du concept ciselé du fameux Ziggy Stardust et ses araignées martiennes. L’appel de la célébrité et la pression grandissante d’un label comme RCA auront probablement amené à composer dans l’urgence et à jouer la carte de l’agilité en déterrant d’anciennes compositions. C’est le cas notamment de "The Prettiest Star", un single publié une première fois en 1969 pour emboîter le pas au très populaire "Space Oddity". Enorme flop à l’époque, le morceau se voit ici ré-enregistré pour coller aux inspirations nostalgiques de l’album, avec intégration de touches de saxophone et de choeurs doo-wop évoquant le rhythm and blues des années 1950. Si ce remaniement a pu apporter la prospérité à un des titres les plus mémorables du catalogue du chanteur anglais, force est de constater que le morceau perd en force émotionnelle ce qu’il gagne en dynamisme. Dans le genre opportuniste, on retrouvera également une reprise assez dispensable de "Let’s Spend the Night Together" (The Rolling Stones) qui ne laisse guère de doute sur l’intérêt mercantile de l’entreprise (et qui préfigure l’indigent album de reprises Pin Ups qui suivra quelques mois plus tard). De manière générale, Aladdin Sane sonne délibérément Stonien à l’image de "The Jean Genie" (un calembour de Jean Genet), qui avec ses élans blues semble sonner comme les premiers disques de Mick Jagger et sa bande.
Si la chronique peut sembler un brin acerbe, Aladdin Sane n’en reste pas moins délectable, présentant des titres qui, pris indépendamment, suscitent généralement l’adhésion. Sans être inoubliable, un morceau comme "Panic in Detroit" brille par exemple par son caractère enjoué, renforcé par ses rythmiques exotiques et ses choeurs dynamiques ; des attributs qui en font une des chansons les plus interprétées lors des différentes tournées de Bowie. Ce sixième album dispose également de son lot de pépites; des fulgurances parfois noyées dans l’exubérance générale de l’album. Single à succès, "Drive-in Saturday" justifie à lui seul l’écoute de l’album, surplombant grâce à sa mélodie prégnante, son refrain fédérateur reposant sur un étincelant combo piano/saxo/guitare, et ses belles harmonies vocales. Il serait également dommage de passer à côté du nettement moins populaire "Time". Se distinguant avec une prestation vocale théâtrale, une véritable communion instrumentale (les influences jazz de Mike Garson au piano font des merveilles) et une certaine gravité ambiante, ce morceau pénètre l’esprit jusqu’à se révéler bouleversant. Pour finir, "Lady Grinning Soul", exquise balade aux élans romantiques, constitue assurément une des chansons les plus singulières de son auteur, tout en offrant une conclusion des plus raffinée à l’album.
Difficile donc d’évaluer Aladdin Sane, même avec le recul nécessaire. Le statut culte de l’oeuvre semble tenir grâce à différentes circonstances : une popularité à son apogée alors que le Ziggy Stardust Tour bat son plein, la confusion liée à une pochette emblématique, et des titres qui auront fait le bonheur des best-of et autres compilations de la fameuse période 1967-74. La réalité est nettement moins fameuse, vous l’aurez compris, mais il n’en reste pas moins un album de choix au sein de la luxuriante discographie de David Bowie. Car sous son caractère opportuniste - dissimulant des facilités évidentes -, Aladdin Sane reste un disque fringant et attachant qui conforte David "Ziggy" Bowie au rang d’icône indétrônable du glam rock. Il s’agit également de la fin d’une époque, marquée par la disparition de Ziggy Stardust, la fin de collaboration avec les Spiders From Mars, les conflits avec RCA… Mais aussi de la mise orbite définitive d’une carrière qui traversera les cinq décennies à venir, avec ses hauts et ses bas…
A écouter : "Drive-in Saturday", "Aladdin Sane", "Time", "Lady Grinning Soul"