David Bowie
Blackstar
Produit par Tony Visconti, David Bowie
1- Blackstar / 2- 'Tis a Pity She Was a Whore / 3- Lazarus / 4- Sue (Or in a Season of Crime) / 5- Girl Loves Me / 6- Dollar Days / 7- I Can't Give Everything Away
Il était l’un de ceux qui devaient ouvrir cette nouvelle année sur de bons augures : c’est en effet avec nul autre que Blackstar, son vingt-cinquième album studio, que David Bowie a inauguré ce 8 janvier le bal des sorties de 2016. On a d’ailleurs cru à une lubie un tantinet égotique de la part du Thin White Duke que de proposer un nouvel album studio le jour de ses soixante-neuf bougies. La terrible réalité était pourtant toute autre.
Les épithètes manquent cruellement pour évoquer le flamboyant et génial David Robert Jones qui, à défaut d’avoir (peut-être ?) trouvé de la vie sur Mars, s’en est allé rejoindre les étoiles en ce funeste dimanche. Caméléon androgyne et bigarré, l’homme aux mille et un visages a su pénétrer au fil du temps un imaginaire collectif qu’il a lui-même contribué à façonner, acquérant au passage une stature mythologique à l’aura universelle. Artisan majeur de la musique et de la culture populaires du vingtième siècle, David Bowie laisse ainsi derrière lui plus de cinq décennies d’innovation, d’inspiration et de magie. Une space odyssey dont Blackstar vient apposer le point final, ultime témoignage d'un génie avant-gardiste et intemporel.
La véritable nature de cet opus, c’est le producteur Tony Visconti qui nous en fait part : “[David] souhaitait toujours faire ce dont il avait envie. Et il souhaitait le faire à sa manière, la meilleure, explique-t-il. Sa mort n’est en rien différente de sa vie - une œuvre d’Art. Blackstar est la cadeau d’adieu qu’il nous adresse.” Chant du cygne, épitaphe, chef-d’œuvre : Blackstar est tout cela à la fois. Enregistré dans le plus grand secret avec des jazzmen new-yorkais, l’album balaye les canons actuels et prend le contre-pied de The Next Day, fortement inscrit dans la tradition bowiesque, en se projetant aux antipodes de la musique du Duke, et même de la pop music dans son ensemble : presqu’un manifeste “antipop” lyrique et sombre, Blackstar marie à une froideur électronique et machinique un jazz empreint de chaleur humaine et de sincérité.
L’album joue ainsi sur les contrastes et propose une expérience d’écoute déroutante : qu’il s’agisse de la title track, entre gammes orientales et improvisations free-jazz, du spasmodique “’Tis a Pity She Was a Whore” ou de l’oppressant “Lazarus”, chaque titre voit se confronter à une batterie robotique - aux faux-airs de boîte à rythmes - les cuivres suaves de Donny McCaslin. À la tête de la formation qui accompagne Bowie au fil des sept morceaux que comprend Blackstar, le saxophoniste y dévoile son formidable arsenal cuivré au travers d’arpèges en cascade et de solos réminiscents d’Ornette Coleman, père fondateur de ce même free-jazz dans lequel l’album puise sa force et son éloquence.
Car c’est bien de son instrumentation et ses arrangements que Blackstar tire son étrange beauté : naviguant au gré des atmosphères oniriques et ouatées savamment orchestrées par le claviériste Jason Lindner, chaque musicien vient juxtaposer avec spontanéité une note, un motif, une variation à la voix tourmentante et lancinante de Bowie - que dire des accords distordus et tranchants du guitariste Ben Monder sur “Lazarus”, dont la résonance glaciale vient répondre aux gémissements d’un homme mourant ? Nuancé mais toujours cohérent, l’album doit sa variété de tons à l’époustouflante section rythmique que constituent Tim Lefebvre, bassiste éclectique aux facettes musicales infinies, et Mark Guiliana, prodigieux batteur au jeu post-humain pourtant terriblement authentique.
En définitive, résulte de la remarquable rencontre entre Bowie et la troupe de McCaslin un chef d’œuvre contemporain aussi monolithique que sincère, entre urgence frénétique (“Sue”) et beauté contemplative (“Dollar Days”, sublime). Un testament somptueux dans lequel le caméléon Bowie endosse un nouveau costume et se travestit une toute dernière fois : c’est donc Lazare, figure biblique ramenée à la vie par Jésus, que Robert David Jones choisit comme ultime avatar pour énoncer à demi-mot sa fin imminente : “Look up here, I’m in heaven/I’ve got scars that can’t be seen”. Homérique et élégiaque, Blackstar fait figure de coda à l’intensité bouleversante dans la discographie d’un artiste qui n’aura eu de cesse de se réinventer, et ce jusque dans la mort.
Ainsi s’achève l’épopée interstellaire du Major Tom, dont la navette nous aura emmenés au-delà des frontières de la poésie pendant près de cinquante ans. Révolutionnaire jusqu’au bout, David Bowie s’en est allé dans un majestueux dernier rappel, rendant son dernier souffle avec probablement l’album le plus ambitieux de son illustre carrière. L’homme n’est plus, mais l’icône demeure, plus resplendissante que jamais. À nous désormais de nous assurer que la bougie solitaire de la villa d’Ormen ne s’éteigne jamais.
Au revoir monsieur Bowie.