Oui oui, le dernier disque de David Bowie, le premier depuis 10 ans, est sorti en mars 2013 et on a attendu la période creuse du mois d'août pour en causer sur Albumrock. Si cela ne laisse rien présager de la qualité de l'album, ça dit tout de même quelque chose sur la place qu'occupe
David Bowie sur la planète rock. Ses disques ne sont plus attendus fébrilement (à part peut-être par quelques aficionados de plus de 50 ans qui pigent dans la presse papier) et leur sortie ne provoque pas le moindre remous. C'est tout juste si l'on relaiera le clip du single dans la rubrique
News du site.
Pourquoi? Parce que
David Bowie n'est plus un artiste de premier plan depuis bien longtemps. Son dernier bon disque date de 1997 quand il se raccrochait au train de la Jungle avec
Earthling et produisait ses dernières grandes chansons. Après ça et quelques disques de retraité, les ennuis de santé et sans doute la lassitude l'ont incité à se retirer de la vie publique et musicale sans que personne ne trouve rien à redire. Alors quand paraît
The Next Day en 2013, la planète rock tourne sur d'autres axes, notamment métalliques, et ce n'est pas le simili-drum 'n bass de "If You Can See Me" qui pourra fournir au disque le moindre argument touchant à l'inédit, à la nouveauté, à l'audace, qualificatifs qui se sont longtemps appliqués à l'œuvre de Bowie. De tout cela il n'est pas question sur
The Next Day et si l'on cherche de l'inouï il vaudra mieux se tourner vers
...Like Clockwork des Queens Of The Stone Age, sans doute le sommet de cette année en la matière.
Une fois ôté son caractère aventureux et moderne, la musique de
David Bowie tient-elle encore? On serait tenté de répondre par la négative quand on va écouter du côté de
Heathen ou
Reality, ses productions des années 2000. Sauf que Bowie n'est pas
Radiohead (souvenez-vous de
The King Of Limbs) et n'oublie pas (toujours) que l'innovation dans la pop ne peut s'épanouir que dans un cadre de songwriting. Que l'on parle de
Aladdin Sane,
Low ou
Earthling, il est toujours question de couplets féériques, de mélodies renversantes et de surprises délicieusement pop. On ne placera pas forcément
The Next Day au niveau de ces chefs-d'oeuvre passés mais à l'évidence il s'agit là de ce que Bowie a publié de plus passionnant depuis bien longtemps.
D'abord c'est étonnamment énergique voire violent. Ne pas se fier au single "Where Are We Now?", ode nostalgique et larmoyante en forme d' Adieu à Berlin ("
Had to get the train/From Potsdamer Platz (…) Sitting in the Dschungel/On Nürnberger Strasse"). Il est néanmoins intéressant d'entendre
David Bowie chanter le bon vieux temps berlinois, lui qui est devenu pendant un temps le champion de l'innovation musicale, notamment avec sa trilogie berlinoise (
Low/
"Heroes"/
Lodger) parue après qu'il a justement regretté les sixties révolues dès 1973 avec son album de reprises
Pin-Ups. Le champion de l'innovation serait aussi celui de la rétro-nostalgie?
Sur "The Next Day"
David Bowie hurle "
Here I am, not quite dead!", on n'avait pas entendu pareille déclamation vitale de la part d'un papy depuis le "Wake Up The Nation" de Paul Weller en 2010. S'ensuit un funk décharné qui refuse de swinguer ("Dirty Boys"), nouvel exemple de la surprenante radicalité de l'album aux débuts difficiles d'accès, jusqu'à l'évident single orienté pop rock "The
Stars (Are Out Tonight)". Le rythme tient une place primordiale sur
The Next Day et c'est sans doute là que le disque se montre le plus agressif en ne rechignant jamais à faire claquer des grooves désincarnés voire à laisser la batterie assurer seule les breaks abyssaux ("Love Is Lost"). Bowie confronte même son chant à la batterie éléphantesque se muant en glam-rock toutes clochettes et tambourin dehors ("(You Will) Set The World On Fire"). D'humeur contemplative, "Valentine's Day" se pose en nouveau "Heroes" et offre de superbes motifs de guitare avant de se faire percuter par les scansions épileptiques de la drum 'n bass de "If You Can See Me".
À défaut d'hymnes immortels, il y a sur The Next Day une quantité folle de trouvailles mélodiques. Des guitares planantes du bien nommé "I'd Rather Be High" à "You Feel So Lonely You Could Die" qui emprunte son titre à Elvis et sa grandiloquence à la Soul Pop de Phil Spector pour aboutir à une apothéose sublimée par le timbre plein d'emphase de Bowie. Impériaux aussi les motifs de saxophone baryton de "Boss Of Me" (sans doute le meilleur titre de l'album) qui se déhanche lascivement autour des rondeurs du groove de basse et des feulements de crooner du chanteur.
En un sens, seule la mélodie et les instruments peuvent assurer la charge émotionnelle des chansons de
The Next Day. On peut trouver toutes les qualités à la voix de David Bowie: puissante, expressive, d'une amplitude rare chez ses confrères chanteurs de rock... et c'est bien là ce qui l'empêche d'être tout à fait touchante. On l'a souvent dit ici, le rock, musique fruste et mal dégrossie, tire sa force de ses limites. Il en va de même pour le chant dont la puissance émotionnelle est souvent inversement proportionnelle aux capacités vocales du chanteur. On apprécie Mick Jagger à cause de/malgré l'éraillement de sa voix,
Bob Dylan et son ton nasillard, Johnny Rotten et ses roulements de "r"...
Quand Bowie a créé son nouveau style vocal avec Young Americans et surtout Station To Station, il n'avait alors jamais aussi bien chanté, déployant un éventail empruntant à la soul comme au cabaret de Kurt Weil dans un contexte funk/krautrock alors inédit. En privilégiant une tessiture irréprochable et une expressivité sans faille, Bowie a perdu les limites qui font le charme du chant rock. Son chant est devenu plus susceptible de plaire aux auditeurs sensibles à la perfection soul de Dusty Springfield et de laisser sur le carreau les amateurs des trébuchements de Kurt Cobain.
La voix de Bowie est devenue parfaite, froide, trop distanciée pour susciter l'émotion chez une frange des auditeurs de rock qui écoutent dès lors ses disques comme développant une musique dénuée de toute implication émotionnelle. Une telle musique peut se révéler être tout à fait nécessaire dans un contexte déjà émotionnellement chargé requérant une musique et une voix grandioses ne pouvant agripper les tripes de l'auditeur car trop hautaines et détachées mais parlant de manière très intelligible à son crâne. On ne cherchera pas chez Bowie de quoi sublimer ou soulager les peines de cœur, plutôt de quoi les accompagner dignement pour en sortir rapidement.
Pour toutes ces raisons, The Next Day est un bon album, voire très bon tant ses chansons sont de valeur égale avec peu de temps morts ("How Does The Grass Grow?" et "Love Is Lost" à la limite) et beaucoup de belles choses. Pour autant il ne fera sans doute pas date dans l'histoire de la pop comme ce fut le cas pour l'âge d'or de Bowie dans les années 70, parce qu'il n'apporte pas d'innovation particulière tant à la musique pop qu'à la musique de Bowie lui-même. Pas grave, d'autres se chargent d'écrire les nouvelles pages de l'histoire en question.