Coldplay
Parachutes
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1- Don't Panic / 2- Shiver / 3- Spies / 4- Sparks / 5- Yellow / 6- Trouble / 7- Parachutes / 8- High Speed / 9- We Never Change / 10- Everything's Not Lost
On aurait pu un temps se demander qui allait remplacer les chantres de la britpop dans le cœur des anglais à l'aube du troisième millénaire, qui allait succéder aux Oasis, Blur, Suede et autres Supergrass pour enchanter les âmes et ravir les oreilles. Si le doute fut un temps permis, le virage ouvertement expérimental de Radiohead avec Kid A et le split éclair de The Verve peu après la sortie de Urban Hymns a rapidement laissé un boulevard à une nouvelle génération d'acteurs britishs pop plus mesurés et classiques que leurs aînés, bien que ne niant nullement leur paternité héritée des 90's. Parmi toutes ces nouvelles formations anglaises de talent cherchant avant tout à engendrer une vraie musique populaire (au sens noble du terme), parmi les Keane, Kaiser Chiefs, Travis, Doves et autres Kasabian, et alors que Muse se retrouvait, pour un temps au moins, légèrement boudé outre Manche, c'est sur un groupe issu de l'upper-class londonienne que se tournèrent tous les regards dès le milieu de l'an 2000. Car avec Parachutes, Coldplay venait de marquer véritablement son époque.
Comme tous les grands disques, Parachutes fut enfanté dans la douleur. Très vite repérés par Parlophone alors qu'il écumaient les clubs anglais depuis à peine une année, les quatre membres du jeu froid embrayèrent sur l'écriture de leur premier album studio dans une certaine confusion. Tandis qu'un EP apéritif (The Blue Room) était en cours d'élaboration fin 1999, de vives tensions internes entrainèrent la mise à pied de Will Champion, éjecté par un Chris Martin alors ulcéré par son comparse. Pour autant le batteur accepta de réintégrer les rangs de Coldplay quelques semaines plus tard, Martin ayant compris que la cohésion de son effectif avait été fortement ébranlée par ce départ. En vérité l'homme et ses acolytes se retrouvaient paralysés par l'enjeu de ce premier opus studio, conscients d'un énorme potentiel vanté par tous les imprésarios qui croisaient leur chemin, mais malades de trouille à l'idée de faire un faux pas qui pourrait enterrer définitivement leur carrière. Par ailleurs, la première expérience studio au sein d'une major ne s'était pas révélée concluante, la formation ayant été très peu satisfaite des prestations du producteur Chris Allison alloué au Blue Room EP (et responsable de la mise en boîte du single "High Speed"), lui reprochant notamment de trop imposer ses méthodes de travail et ses arrangements.
C'est à cette époque que Coldplay croisa le chemin de Ken Nelson, professionnel peu connu qui avait auparavant fait ses classes auprès du groupe Gomez, la rencontre ayant eu lieu lors d'un concert réunissant les deux formations. Immédiatement saisi par la voix chaude et affectée de Chris Martin, Nelson notait pourtant que le groupe semblait excessivement crispé sur scène, enchaînant les titres à un tempo trop élevé et renvoyant aux spectateurs une image brouillonne et fiévreuse. Son plus gros travail, une fois nommé officiellement à la production de l'album, fut d'apprivoiser ces jeunes musicos stressés, de les mettre en confiance et d'apaiser leurs élans artistiques. Les membres de Coldplay prirent donc tout leur temps pour peaufiner leur premier bébé, et l'enregistrement de Parachutes, initialement planifié sur deux semaines, finit par s'étaler de septembre 1999 à mai 2000, les séances de studio se retrouvant entrecoupées par de longues périodes de tournée. Le travail s'éparpilla entre les studios Rockfield, Matrix, Wessex Sound, mais surtout Parr Street de Liverpool dans lequel la majorité de l'album fut captée. Là encore dans un soucis de simplicité et de dépouillement, le plus gros des prises à Parr Street fut effectué dans une salle basique qui servait à l'origine à enregistrer des démos. Tous les éléments furent ainsi rassemblés pour que le groupe accouche d'un petit chef d'œuvre de pop classe et romantique. D'ailleurs, la suite est parfaitement connue : sorti en juillet 2000 au Royaume Uni, le disque réalisa un carton monstre en se classant rapidement en tête des charts, et rafla la quasi-totalité des récompenses de l'époque (Q Award 2000, Brit Award 2001, Grammy Award 2002). Seul le Mercury Prize échappa à Chris Martin et à sa bande au profit du peu connu Badly Drown Boy. L'affaire de succession énoncée en préambule se retrouva ainsi pliée dès l'aube du troisième millénaire : l'Angleterre s'était enfin trouvée de nouveaux champions pour porter haut les couleurs de l'Union Jack dans les hits parade du monde entier.
Il est aujourd'hui difficile d'évoquer cet album sans le mettre en perspective vis-à-vis de ses successeurs. Moins rêche que A Rush Of Blood To The Head, moins pop FM que X&Y, moins m'as-tu-vu que Viva La Vida, Parachutes séduit avant tout par sa simplicité, son dépouillement et sa sincérité. Et de fait, étant donnés les incroyables talents de vocaliste de Chris Martin, le groupe n'a aucunement besoin de souligner au fluo ses traits mélodiques ou de noyer ses harmonies sous des excès de production. Ken Nelson l'a parfaitement compris à l'époque sur cette réalisation, même si la limpidité d'intention du quatuor s'est vue partiellement occultée sur les deux opus suivants. Ici, pas d'esbroufe inutile, Coldplay a fait le choix de se révéler sous son jour le plus virginal en n'alignant que le strict nécessaire : un chanteur à la classe incommensurable, une guitare électrique aérienne, omniprésente dans sa résonance et dans ses réverbérations caressantes, quelques riffs acoustiques obsédants, un piano emprunt de sérénité fluide, une assise rythmique pudique et enveloppante, et rien de plus. L'alchimie formelle gagnante de Parachutes se met ainsi au service de mélodies voluptueuses, recherchées, sensibles, tristes également. Mais - et c'est là que l'on sort de l'ordinaire - malgré cette apparente noirceur, les intonations vocales de Martin ont tôt fait de nous faire naviguer de cafard rêveur en béatitude solaire, de spleen ouaté en félicité gracile, extirpant ainsi les morceaux de leur pathos pour les hisser vers la lumière. Si on ajoute en plus des textes poétiques forts, recourant fréquemment à la mise en image des émotions et à la mise à plat des sentiments humains (comme cette toile d'araignée dans laquelle s'emmêle le protagoniste de "Trouble" qui nous renvoie à un sac de nœud sentimental inexorable), on obtient une perle de pop rock émouvante et gracile qui n'a pratiquement aucun équivalent en Angleterre ou dans le reste du monde - Elbow mis à part.
Chaque morceau se révèle être un petit joyau de finesse et de justesse émotionnelle, entrainant l'album dans des cimes de contemplation rassérénante et suscitant dès les premières secondes chez l'auditeur une sensation de flottement et de plénitude. Même si les cordes laissent parfois l'électricité décharger des torrents de sentiments réprimés ("Shiver" et les riffs gras de son refrain, "Yellow" et les martèlements rythmiques de son motif principal), on ressent toujours le calme et la contenance inaltérable du groupe à chaque seconde qui s'écoule. Le songwriting y est tout simplement magnifique, prenant un envol inégalable lors des passages les plus humbles où ne s'élèvent qu'une gratte sèche ensorcelante ("We Never Change", "Parachutes") ou un piano élégiaque ("Trouble"). On flirte parfois avec le cabaret-bar chicos emprunt de sensibilité jazzy ("Sparks", "Everything's Not Lost"), alors qu'ailleurs les lignes de voix et de guitares s'entremêlent en un tourbillon harmonique placide ("Don't Panic"). Coldplay excelle véritablement dans les mélanges de sonorités acoustiques et électriques soft ("Spies" en est l'exemple le plus réussi), réalisant des bijoux somptueux éclairés par l'organe chaleureux de Chris Martin, l'une des plus belles voix de la pop anglaise actuelle, à la fois lointaine et détachée de par sa préciosité mais amenant une proximité rassurante grâce à la chaleur de son timbre. Vous l'avez compris après ce torrent d'éloges, Parachutes est un incontournable absolu de la dernière décennie, un petit chef d'œuvre de pop ouatée et délicate, un trésor musical à écouter en boucle sans repos, si possible à la nuit tombée, au casque et dans le calme le plus absolu. C'est grâce à cet album que l'on continuera à épier du coin de l'oreille les réalisations futures de Coldplay, même si nous n'avons pu que prendre acte du virage inexorable entamé par le groupe vers une pop de masse prompte à régaler les stades, à mille lieue de la pudeur de ce premier opus en tous points remarquable. L'espoir fait vivre, et même si Viva La Vida en a ulcéré beaucoup à la rédaction, il n'est pas interdit de rêver à une nouvelle réalisation de la trempe émotionnelle de ce Parachutes.