King Crimson
In the Court of the Crimson King
Produit par
1- 21st Century Schizoid Man / 2- I Talk to the Wind / 3- Epitaph / 4- Moonchild / 5- The Court of the Crimson King
Pas la peine de tourner autour du pot : avec In The Court Of The Crimson King, on a affaire à l'un des albums les plus marquants des années 60 et à l'une des pierres angulaires de ce qui sera appelé ultérieurement le rock progressif - à défaut d'être le premier véritable album introduisant des éléments de complexité musicale. Car si Frank Zappa, The Moody Blues, The Beach Boys (avec Pet Sounds) ou même The Beatles (avec Sgt. Pepper's Lonely Heart Club Band) avaient déjà initié une petite révolution en s'extirpant des sentiers battus des schémas formels alors en vigueur, c'est véritablement King Crimson qui a poussé à son paroxysme ce concept de rock libéré de ses entraves architecturales tout en l'ouvrant sur d'autres influences comme le jazz ou la musique classique.
A l'origine de King Crimson, on retrouve deux frères, Michael et Peter Giles, respectivement batteur et bassiste, qui se décident un beau jour de 1967 à passer une petite annonce afin de recruter un claviériste - chanteur dans le but, bien évidemment, de former un groupe de musique. Or, à leur grande surprise, un certain Robert Fripp se permet de répondre à l'annonce alors qu'il est guitariste et qu'il n'a aucune qualité de vocaliste. Malgré tout, impressionnés par le toucher de corde de l'individu, les deux frères décident de s'associer à Fripp et créent alors le groupe Giles, Giles and Fripp. De cet embryon de Crimson ressortiront quelques singles et un album (The Cheerful Insanity of Giles, Giles and Fripp) qui passeront quasi totalement inaperçus. Frustré de ce résultat décevant, et dans le but d'élargir sa palette sonore, le trio décide alors de s'adjoindre les services du claviériste et flûtiste Ian McDonald, lequel propose au combo naissant les talents de songwriting de l'un de ses amis poètes, Peter Sinfield. Les deux hommes avaient déjà collaboré antérieurement dans une autre formation sans réelle envergure, et une solide complicité était née de leur rencontre et avait déjà donné lieu à quelques compositions communes, parmi lesquelles une fresque lyrique baptisée "The Court Of The Crimson King". Proposé au trio originel, le morceau recueille instantanément l'unanimité. Mieux : le nom du titre plaît tellement aux trois autres que le groupe décide de se rebaptiser tout naturellement King Crimson.
Malgré tout, Fripp ne se satisfait pas du line-up de l'époque et ne manque pas notamment d'exprimer ses désaccords musicaux avec Peter Giles, le bassiste. Amorçant alors une manœuvre proprement machiavélique, Fripp annonce aux autres qu'il compte quitter le groupe, et il propose en remplacement l'un de ses amis, Greg Lake, guitariste et chanteur. Mais il laisse également sous-entendre que Lake pourrait tout aussi bien prendre la place de Giles à la basse. Frustré de cette mise en porte-à-faux, et n'ayant pas vraiment réussi à trouver son équilibre au sein de la formation, c'est finalement Peter Giles qui décide de tirer sa révérence, laissant Fripp asseoir un peu plus son influence sur le groupe. Cette anecdote, en apparence anodine, est pourtant le premier signe de l'hégémonie inflexible dont Fripp va petit à petit faire preuve à l'égard de King Crimson, et ceci même si l'homme n'est pas connu pour être particulièrement caractériel ou colérique. Son attitude obtuse sera pourtant à l'origine des incessants changements de line-up du groupe et de ses deux dissolutions successives, faisant de Fripp l'unique représentant permanent du roi pourpre depuis sa création.
A partir de ce moment, le quintette entre dans sa phase active. Cherchant à tout crin à composer une musique totalement originale et inédite, Ian McDonald, principal inspirateur de la formation à l'époque, va puiser dans des influences complètement nouvelles pour la scène rock des années 60, tournant ainsi le dos au blues ainsi quà la tendance hard rock qui commençait à se dessiner avec Black Sabbath, Deep Purple et Led Zeppelin : musique classique moderne et romantique, folk européen, jazz, vieux airs victoriens, ambient (courant qui en est alors à ses balbutiements) et même musique militaire, McDonald ayant servi dans l'armée en tant que musicien pendant plusieurs années. Les compositions sont ensuite proposées à Robert Fripp et Greg Lake, lequels y apportent leurs propres contributions : Fripp avec son jeu de guitare très caractéristique, tout en recherche de sonorités douces, fluides et ampoulées, et Lake avec sa sensibilité de chanteur et sa large palette d'émotions vocales. Et tandis que Michael Giles a carte blanche pour donner libre court à ses incroyables talents de batteur (l'homme étant parmi les tous meilleurs à son poste à cette période), Peter Sinfield, non content d'écrire des paroles poétiques teintées de dramaturgie et d'imaginaire fantastique - c'est notamment à lui que l'on doit les premiers morceaux rock d'Heroic Fantasy, se charge également de développer tout un jeu d'effets visuels novateurs en vue d'éclairer le groupe sur scène. Là-dessus, McDonald convainc aisément les quatre autres membres d'acquérir un mellotron, le tout nouveau joyau technologique de la fin des années 60. Il s'agit d'un instrument à clavier hybride qui peut également lire des bandes magnétiques, lesquelles reproduisent alternativement le son de divers instruments. Révolution de l'époque, le mellotron sera ultérieurement utilisé - parfois à tort et à travers - par tout le courant progressif des années 70 et en deviendra ainsi l'un des symboles les plus éclatants.
Mais le premier album du Roi Pourpre (nom allégorique du démon Belzébuth) ne serait que peu de chose sans son incroyable habillage visuel. A l'origine de la peinture sur la face avant de la pochette du vinyle, on retrouve un certain Barry Godber. Curieusement, cet homme n'est pas un artiste mais un simple programmeur informatique. Ami de Peter Sinfield, il imagine un artwork à l'écoute de la musique du groupe, et notamment à celle du morceau introductif ("21st Century Schizoid Man") en se prenant lui-même pour modèle devant un miroir. Sa peinture, désormais mondialement connue, parvient en un clin d'œil à restituer le caractère dérangeant et halluciné du morceau avec ce faciès déformé par la démence et la terreur, et est immédiatement adopté par le groupe. C'est ainsi que, le 10 Octobre 1969, le public anglais découvre médusé cette pochette étrange et fascinante, qui ne comporte absolument aucune inscription, une première dans l'histoire de la musique. Interloquées, les foules achètent le disque sans même savoir ce qu'il contient, et transforment ainsi ce premier essai de King Crimson en un triomphe inespéré : n°5 des charts anglais, n°30 des charts américains et même n°1 des charts japonais. Coup de bluff, coup de maître. Malheureusement, Godber décède d'une crise cardiaque peu de temps après la sortie du disque : il n'aura donc jamais eu l'occasion de poursuivre sa carrière de peintre après cette phénoménale entrée en matière.
Ainsi débute le mythe d'In The Court Of The Crimson King, maître étalon du rock progressif à défaut d'être le meilleur album du groupe (certains lui préféreront en effet sans trop de problème le bouillonnant Larks' Tongues In Aspic tandis que d'autres jetteront plus facilement leur dévolu sur la puissance renversante de Red). Mais ce premier coup d'éclat de King Crimson, entièrement autoproduit (fait assez rare à l'époque), ne doit pas uniquement son succès à son artwork, bien au contraire. Véritable laboratoire d'expérimentations et d'influences, vaste melting-pot de styles et d'ambiances aussi diverses qu'antinomiques, l'album a cependant la grande vertu de demeurer très accessible grâce au talent de mélodiste hors pair de Ian McDonald. Dans l'inventaire obligé de la galette, impossible de ne pas commencer par l'immense "21st Century Schizoid Man", morceau le plus connu du Crimson - et ayant accessoirement intégéré la tracklist de Guitar Hero 5, c'est dire. 29 secondes de mise en exergue avant le déclenchement de l'apocalypse, pluie de cordes, rafales de percussions, tempête lourde de guitares, hurlements stridents et dissonants des cuivres, le morceau martèle sa rythmique de damné au son du chant écorché vif d'un Greg Lake tellement furibard qu'on le jurerait entravé par une camisole de force. Puis, sans crier gare, le morceau ralentit, se recroqueville sur lui même, puis se lance dans une accélération folle avant d'exploser en un jam de free jazz débonnaire survolé par les improvisations erratiques de Robert Fripp. Ca démarre très, très fort d'emblée, inutile de le signaler. Le trip se poursuit ensuite avec "I Talk To The Wind", balade atmosphérique d'une grande pureté qui s'égrène placidement au rythme des tintements de cordes de guitare et de la flûte aérienne de McDonald. Bien sûr, aujourd'hui, l'ambiance qui émane de ce morceau peut paraître un peu datée, et effectivement on imagine assez facilement le titre prendre sa place au sein de la bande sonore d'une série américaine des années 70. Mais, pour l'époque, cette ode au vent offre à l'auditeur une allégorie musicale des forces bienveillantes de la nature on ne peut plus saisissante. S'ensuit alors l'une des pièces maîtresses de l'album, l'impérial "Epitaph", dont la mélancolie lyrique des paroles n'a d'égale que la justesse proprement stupéfiante de l'instrumentation, entre les éclats de cymbales majestueux, les puissantes vagues de mellotron et la discrétion confondante de la guitare, sans compter l'apport substantiel que constitue le grand Michael Giles dont l'étendue de la palette rythmique ne cesse d'impressionner.
La seconde face débute ensuite par le morceau le plus difficile d'accès de l'album, le retors "Moonchild". Trompant son monde avec une petite mélodie introductive parfaitement servie par des arrangements acoustiques évanescents, l'opulente pièce s'évade alors dans un voyage ambient assez déconcertant au premier abord, tel une improvisation de jazz lacérée par des giclées d'héroïnes, l'auditeur se trouvant alors prisonnier d'une atmosphère ouatée dont il se voit extirper sporadiquement par des tressaillements de cordes ou de traîtres coups de cymbale. Il n'est pas certains que tous apprécient cette escapade complexe à sa juste valeur, mais les amateurs d'ambient y trouveront à coup sûr leur compte. D'autant que le dernier morceau clôt l'affaire de façon magistrale : "The Court Of The Crimson King" nous transpose aussitôt dans un monde fantastique, aussi terrifiant que fascinant, où le mellotron révèle toute sa puissance en offrant un contrepoint canonique aux grands choeurs du refrain et à la sombre tristesse que Greg Lake distille sur les couplets. Ici, le réel n'existe plus et se voit remplacé par une vision onirique majestueuse, que bien des groupes de prog tâcheront d'imiter par la suite sans pour autant égaler la justesse de ce propos extatique. Petite anecdote amusante : s'il existe bien cinq morceaux sur cet album, les membres du groupe en avaient pourtant déclaré douze à leur maison de disque au moment de mettre l'engin sous presse, en prenant soin de découper artificiellement chaque titre en deux ou trois pièces distinctes. Pourquoi ? Pour une raison toute bête : à l'époque, le canon de l'album (instauré, on le rappelle, par le Rubber Soul des Beatles) imposait un nombre minimal de pièces de l'ordre de la dizaine, seuil en dessous duquel la maison de disque pouvait estimer que le groupe n'avait pas délivré la "quantité" suffisante de musique et pouvait imposer une baisse des royalties reversées aux musiciens. Par ce petit tour de passe-passe, les cinq musiciens offraient ainsi un vrai pied de nez à l'industrie naissante du disque tout en éradiquant de fait le formatage des albums. Un concept qui sera l'une des marques de fabrique les plus évidentes du rock progressif, chaque groupe de cette mouvance mettant ultérieurement un point d'honneur à délivrer un nombre significatif de titres à rallonge.
Ainsi en est-il de ce "troublant chef d'oeuvre" (des dires même de Pete Townshend des Who), disque de chevet vénéré par les plus grands artistes du progressif, mais aussi, et de façon assez étonnante, cité par Kurt Cobain comme l'un des disques ayant eu le plus d'influence sur sa musique. On adorera ou on détestera, au choix, cet album qui représente plus qu'aucun autre la profession de foi ayant entraîné tout un pan du rock à des années lumières de ses racines blues. Une chose est certaine, en dehors du fait que l'interprétation technique de cette musique demeure indéniablement remarquable : il est impossible de prétendre parler de rock n' roll sans avoir au moins une foi jeté un coup d'oreille à In The Court Of the Crimson King. Quant aux amateurs de progressif, nul doute qu'ils se sont déjà perdus à maintes reprises dans l'antre fascinant du roi pourpre.