Yes
Tales From Topographic Oceans
Produit par
1- The Revealing Science Of God / 2- The Remembering
On a souvent raconté l’histoire du rock progressif de manière dialectique : le genre a percé grâce à son ambition de dépasser les frontières des musiques populaires, en matière de durée, de virtuosité, d’instrumentation ou d’hybridation des styles, mais il aurait également chuté à cause de ses excès dans cette démarche. Un syndrome d’Icare, qui s’envole haut pour mieux chuter à cause de l’hybris qui lui avait pourtant donné des ailes. Le pub-rock d’abord, puis le punk, et enfin la lente et quasi disparition (associée à des compromissions avec les 80’s plus FM), achevèrent un genre qui avait brillé durant les 70’s - principalement dans la première moitié de cette décennie.
Dans ce récit, Tales from Topographic Oceans figure au rang des symptômes les plus sensibles de la démesure progressive, au même titre peut-être que Brain Salad Surgery d’ELP, sorti la même année. Tout d’abord parce que l’album est le produit d’un des groupes les plus emblématiques du rock progressif, qui avait l’année précédente posé un jalon voire même un aboutissement au genre avec Close to the Edge. Ensuite parce qu’il s’organise autour de l'interprétation musicale d’un thème ésotérique, plus précisément le parcours spirituel du yogi Paramahansa Yogananda, ce qui façonne une première couche hermétique au propos. Enfin, et c’est sûrement le point le plus important, parce que l’opus est non seulement très long (il s’agit d’un double-album de plus d’une heure vingt) et que les pièces en son sein sont toutes d’une durée imposante (quatre titres autour des vingt minutes, un par face) à la composition alambiquée. Le départ de Bruford, remplacé par Alan White à la batterie, ne rogne donc en rien l’ambition de Yes, bien au contraire.
Le courant des profondeurs sous-marines accueille l’auditeur sur "The Revealing Science of God (Dance of the Dawn)", comme un écho à la magnifique pochette de nouveau illustrée par Roger Dean. Du premier mouvement atmosphérique, on bascule vers quelque chose de plus symphonique, d’abord favorisé par le chant rythmé, puis par des claviers plus ampoulés, même si la progression demeure soutenue jusqu’au pont de 8’30 plus agressif (avec des lignes de guitare virtuoses). Globalement, le titre comporte toutes les caractéristiques yessiennes, c’est-à-dire tous les gimmicks des différents musiciens dont on reconnait immédiatement la patte, et illustre la critique que l’on a pu prononcer à l’encontre de cet album : dans sa longueur, il passe parfois d’une partie à l’autre sans forcément être ni toujours cohérent, ni toujours pertinent. En ce qui concerne ce premier morceau, le seul moment vraiment génial est selon nous sa dernière partie (qui commence après 15’, quand arrive la flute), le reste demeure du Yes déjà convenu …
Sans la pertinence d’un "Close to the Edge", enthousiasmant de bout en bout malgré sa durée, on devra donc supporter un peu d’ennui – mais est-ce vraiment un mal ?, et choisir les moments qui nous paraissent les plus sensationnels. Il faut avouer par exemple, que le planant "The Remembering (High the Memory)", sans être mauvais, a tendance à manquer d’aspérités, et ne sort l’auditeur de son repos que lors de trop rares moments – encore une fois, le final s’avère être le passage le plus réussi.
Etonnamment, Tales from Topographic Oceans est bien plus convaincant dans sa seconde partie, comme s’il exigeait de l’auditeur qu’il accepte de naviguer dans les eaux calmes des océans topographiques pendant quarante minutes avant de vivre des sensations plus fortes. Ainsi, l’ambiance extrême-orientale tribale, expérimentale et organique à la Jade Warrior en introduction de "The Ancient (Giants of the Sun)" est absolument remarquable, quand son registre progressif symphonique est réalisé avec talent, associant certaines raideurs crimsonniennes en contraste avec les envolées lumineuses typiques du groupe. Il s’agit à la fois du titre le plus difficile d’accès, et le mieux composé, d’une belle cohérence du début à la fin (même si le contraste avec la dernière partie plus acoustique est un peu brutal, quoique bien amené et garni d’interventions géniales à la guitare classique). Enfin, l’auditeur francophone ne résistera pas à "Ritual (Nous sommes du Soleil)", qui alterne en introduction des plans très hétérogènes comme un patchwork, puis incarne son titre en un rituel orchestré par Anderson avec un chant intense, avant de laisser les musiciens témoigner de leur virtuosité et de leurs velléités expérimentales. En affirmant que "Nous sommes du Soleil", la symphonie de l’ancien monde sous-marin peut s’achever sur des notes d’espoir mystiques.
En 1973, le rock progressif vit encore son âge d’or, et c’est après 1974 qu’un premier essoufflement se fit sentir, une perte de vitesse qui aboutit à sa quasi disparition dans les années 1980. Tales from Topographic Oceans est donc loin d’être un chant du cygne ; c’est au contraire le manifeste triomphal de musiciens au sommet de leur art et de leur puissance - et ce n’est pas le dernier acte de cette splendeur. Il semble qu’il déplut et déplaira à ceux qui n’aimaient pas le rock progressif et qui se saisirent de son jusqu’au-boutisme pour illustrer leurs discours pamphlétaires, et qu’il sera apprécié, avec plus ou moins de conviction, par les amateurs du genre. Rien de neuf sous le soleil (que "nous sommes") donc … ni sous l’océan.
A écouter : "The Ancient (Giants of the Sun)", "Ritual (Nous sommes du Soleil)"