
Magma
Salle : Cirque Royal (Bruxelles - BELGIQUE)
Première partie :
Jamais Zeuhl avec un schizophrène...
Chez l’être humain, la machine à souvenirs conserve toute sa part de mystère. Pourquoi s’enclenche-t-elle soudain, sans prévenir ?
Ca doit être l’été 1961. Une vilaine banlieue. Une petite rue en cul-de-sac, fermée qu’elle est par un haut mur appartenant au grand capitaliste John Cockerill. Derrière le haut mur, il y a l’outil sidérurgique. Son boucan. Ses fumées. Ses coulées continues. Ses sirènes qui marquent les pauses successives de huit heures. Sa fureur permanente.
Assis sur le seuil d’une des maisons ouvrières de la rue en cul-de-sac, il y a un tout petit garçon.
J’attends la musique.
La musique, c’est celle du marchand de glaces. On ne sait jamais s’il va passer ni quand il va passer. La seule chose qui est certaine, c’est qu’il sera précédé par une ritournelle entêtante. Dès que je perçois la première note de la ritournelle, je savoure déjà le goût de la vanille.
On peut être petit et avoir des goûts affirmés. J’aime la glace vanille servie avec un peu de crème chantilly dans un petit pot cannelé en plastique jaune. Si vous avez déjà tenté l’expérience, le fait de déguster la crème chantilly laisse à la glace vanille le temps de s’attendrir idéalement.
Avec la ritournelle, j’ai découvert à la fois le réflexe de Pavlov, la musique et l’évasion.
Plus tard
Quand, à l’issue du concert de Magma, Christian Vander s’est avancé en bordure de scène pour remercier le public, j’étais assis sur le seuil de ma maison natale. A attendre le marchand de glace.
Non pas que la musique du groupe soit régressive, sidérurgique ou vanillée. Non. Mais elle a le pouvoir de transporter autre part et dans d’autres temps. C’est que la Zeuhl a mémorisé tous les sons de toutes les existences pour les mettre en relation avec l’Univers entier. Elle active les mécanismes incongrus de la machine à souvenirs. Souvenirs passés comme souvenirs futurs.
Et j’ai eu la larme à l’œil. Même des larmes aux yeux. Et aussi une entêtante envie de glace vanille avec un peu de crème chantilly.
Sans voix
La soirée avait pourtant commencé avec un goût de trop peu. Avec l’annonce des absences conjointes de Stella Vander et de Hervé Aknin, tous deux hospitalisés en raison de soucis médicaux divers.
Les regards des rares spectateurs du Cirque Royal – cinq cents places vendues sur une capacité de deux mille sièges (1) – se font désagréablement perplexes tandis que le groupe amputé de ses deux voix prend possession de la scène.
Ce sera forcément un concert inédit.
Passé le moment initial de (mauvaise) surprise, les esprits s’envolent dans les délires de "Félicité Thöz" (de l’album éponyme de 2012) qui est, à ce jour et très égoïstement, mon titre préféré du groupe. Les dix mouvements, où l’on retrouve du kobaïen et du français, sont déclinés de manière magistrale. Les musiciens (batterie, basse, guitare, deux claviers et quatre chanteuses) forment un ensemble d’une cohésion ahurissante. Les critères d’excellence et de précision sont ici poussés tellement loin que je n’ai pas de souvenir scénique immédiat d’un collectif interprétant une musique à ce point savante et complexe (2).
Mais, au-delà de l’extrême technicité qui se fait rapidement oublier, la musique est absolument envoûtante. Les subtils jeux de lumières ne mettent personne spécifiquement en valeur (3) mais forment un chaudron, le plus souvent rougeoyant, dont s’échappent une musique, parfois martiale, parfois charmeuse, et des chants toujours en parfaite(s) harmonie(s). Le sublime passage pianistique instrumental ("Waahrz") est exécuté avec une maestria phénoménale au point de coller des frissons à l’assistance.
Le groupe s’efface alors (sans, pour mon plus grand regret, enchaîner sur "Les hommes sont venus" qui concluait l’album) pour laisser les deux claviéristes seuls en scène. L’instrumental rêveur "Auroville" est exécuté en hommage à son compositeur Michel Mickey Graillier (1946 - 2003), ce pianiste jazz qui avait participé, durant deux années, aux premières aventures de Magma.
Après cette pause apaisée mais intrigante, le groupe revient pour "K.A." de l’album Köhntarkösz Anteria (4). La tension va monter d’un cran pour une immense pièce volcanique extrêmement complexe, parfois tribale "jungle", qui démontre à quel point le "compositeur" Vander a pu domestiquer le chaos.
A l’issue de la dernière mesure, le (rare) public est définitivement (re)conquis (selon qu’il s’agit ou non d’une première expérience kobaïenne).
Le rappel en petit comité choral se composera de deux titres magistralement interprétés par Christian Vander au chant lead : "The Night We Died" (album Merci en 1985) et "Ehn Deiss" (album III & IV enregistré en 1990 par le groupe Offering, le projet acoustique de Christian Vander entre 1983 et 1990).
Vander
1977. Je ne me souviens plus si l’article figurait dans Best ou dans Rock’n’Folk. Phil Ehart, le génial batteur de Kansas, déclarait (je cite ici de mémoire) : "Mon seul maître à penser est Christian Vander. Vous avez de la chance, vous les Français, de compter un génie pareil parmi vous."
A chacun ses pères. A chacun ses pairs. Pour Christian Vander, le maître à penser est Elvin Jones (5) avec qui il partage une passion pour le jeu puissant et les batteries Gretsch. Elvin Jones a révolutionné son art. Influencé par le continent africain, il a bouleversé les codes en ignorant les contraintes comme les mesures (pour ne garder qu’une "impression de mesure") et en développant cette maîtrise des triolets qui donne une colorature si particulière à toutes les mesures asymétriques.
Vander développe alors un goût du travail parfait, considérant la peau (de type médium) de chaque caisse comme une cible dont il va toujours viser le centre avec obstination, ne s’autorisant que deux ou trois coups par concert en-dehors du cercle noir central (là où la peau résonne de façon absolument optimale).
Pour un rocker basique comme je le suis (bercé au rythme du boum-tchack-boumboum-tchack originel), le jeu de Vander en live est absolument illisible. Il ne reste qu’à abandonner son esprit à ses polyrythmies envoûtantes sans chercher où ni quand on pourrait taper du pied à l’unisson.
L’expérience est captivante. Et finit par transporter le tout petit amateur de musique dans la rue de banlieue de sa prime enfance. Un retour aux sources. Quand un peu de vanille suffisait à occuper tout une journée paisible d’été.
Un putain de voyage kobaïen…
Set-List
Félicité Thöz
Auroville (Michel Graillier)
K.A.
Rappels
The Night We Died
Ehn Deiss (Offering)
(1) A titre de comparaison, au même moment (ou presque), le Championnat du Monde du Cri de la Mouette attirait beaucoup plus de spectateurs à Dunkerque.
(2) Cette absence de souvenir(s) vaut même pour les concerts classiques dont, grâce à mon épouse, je suis devenu également friand. A la réflexion, j’ai éprouvé des sentiments à peu près semblables lors de concerts de Dream Theater (mais sans l’effet de mystère distillé par Magma) et de Rush.
(3) Il n’y a pas de spot "poursuite" pour éclairer spécifiquement un musicien ou une chanteuse. La seule "sophistication" consiste en une apparition du sigle de Magma – emblème solaire – sur les tentures d’arrière-scène.
(4) Pour simplifier les choses, Köhntarkösz Anteria (2004) ouvre une trilogie dont le deuxième album – Köhntarkösz – était sorti préalablement en 1974 et dont la conclusion – Emëhntëhtt-Rê – paraîtra en 2009. Les trois album content la destinée de Köhntarkösz en personne. Pour ceux et celles qui ont suivi jusqu’ici...
(5) C’est un résumé caricatural mais Elvin Jones (1927 – 2004) est connu, parmi toutes ses vies créatives, pour avoir été le meilleur batteur de John Coltrane.
Je serais le plus ingrat des hommes si j’omettais de saluer ici le Colonel Cocx, le Docteur Futurity et le Professeur Godefroid qui m’ont fraternellement accompagné au Cirque Royal pour partager ces moments festifs venus d'ailleurs...