Radiohead
The King of Limbs
Produit par Nigel Godrich
1- Bloom / 2- Morning Mr. Magpie / 3- Little by Little / 4- Feral / 5- Lotus Flower / 6- Codex / 7- Give Up the Ghost / 8- Separator
Pas facile d'aborder ce huitième album du combo d'Oxford. Non pas qu'il soit mauvais, ce serait plutôt l'inverse, mais il faut bien comprendre que l'on touche ici aux limites de la critique rock traditionnelle. Car après vingt ans d'existence, Radiohead confirme une fois encore son statut de pierre angulaire de la musique contemporaine. En clair : il n'est désormais quasiment plus possible de s'attaquer à la matière que le groupe nous procure. On peut toujours, avec plus ou moins de mauvaise foi, vilipender Thom Yorke et ses sbires pour la froideur et le côté déshumanisé de leur approche, pour l'affectation du chant ou pour le sérieux extrême de leur attitude, mais on ne peut décemment plus toucher à leur œuvre ni renier l'influence énorme qu'ils opèrent sur tout un pan de la scène rock mondiale. Radiohead est un groupe essentiel. Qu'on l'aime ou qu'on le déteste, le fait est avéré et il n'y a rien à ajouter.
The King Of Limbs, comme attendu, ne change absolument rien à l'affaire. Peu importe, finalement, les éléments marketings savamment mis en place par le groupe pour attirer l'attention à lui, l'essentiel tient toujours dans la musique et celle-ci reste égale à ce qu'on est en droit d'attendre d'une formation de ce calibre : profonde, fouillée, immersive et poignante. Avec ce huitième jet studio, le quintette tourne le dos à une certaine facilité formelle retrouvée avec Hail To The Thief et In Rainbows pour plonger de nouveau dans des méandres sombres et synthétiques, quelque part entre Amnesiac et l'essai solo de Yorke, The Eraser. L'album s'avère assez difficile d'accès, mais s'il est vrai que sept écoutes minimum doivent être opérées avant d'apprécier un disque de Radiohead, on reste à peu près dans les clous. Par ailleurs, ce roi des branches prend le parti de la concision (huit titres, trente quatre minutes) et de l'absence de singles commercialement viable, quoiqu'à la réflexion "Lotus Flower", nimbé dans sa rythmique jazzy et ses arrangements graves et caressants, possède une mélodie suffisamment accessible pour pouvoir être passée sur bande FM. En lieu et place est préférée une esthétique cohérente, une recherche d'organicité tour à tour inquiétante et chaleureuse édifiée par le biais d'une électro nuancée à l'extrême. Chaque détail se trouve à sa place : le motif de basse indolent qui rythme l'atmosphère grouillante de "Bloom", le jeu de guitare discret qui illumine le sublime "Morning Mr Magpie", les subtiles dissonances qui déséquilibrent en permanence "Little By Little", le piano désarmant de simplicité et les cuivres radieux de "Codex". Thom Yorke, comme toujours, s'y révèle un vocaliste prodigieux et un mélodiste hors pair, capable de jouer sur de subtiles variations de demi-tons pour susciter l'émotion ("Little By Little", encore lui) ou trouvant le timbre juste pour amener l'auditeur dans le recueillement le plus absolu ("Codex", encore lui). Bref, c'est à la fois simple dans l'esprit, terriblement complexe dans la mise en application, et foutrement génial dans la délivrance.
Le seul regret, finalement, concerne les rumeurs persistantes quant à un éventuel double album caché. Il est vrai que ces bougres d'anglais ne sont plus à une facétie marketing près, et on imagine bien leur tronche hilare à la lecture de critiques reliées à un album transitoirement tronqué. Oui, The King Of Limbs est court, oui, ça et là quelques indices peuvent laisser croire à une suite, oui encore, "Separator", longue mélopée emportée par ses motifs rythmiques répétitifs en totale opposition avec le chant planant du frontman, fait vraiment office de conclusion pour le moins atypique. On n'ose y croire, évidemment, et on ne peut qu'espérer que cette critique ici présente, ainsi que toutes les autres, devront être revues à l'aune d'un album qui s'avèrerait d'une toute autre ambition. Mais bien évidemment, tkol1 se suffit largement à lui-même, n'est-ce pas ?
La sortie d'un nouvel album de Radiohead semble aujourd'hui souffrir du symptôme des idoles. Certains leur pardonnent tout, d'autres les attendent au tournant et ne leur passent rien. Difficile après ça d'éviter le déchaînement de passions décuplé par le contexte et le mode de distribution de l'album.
Pour aborder The King of Limbs la dichotomie pré/post OK Computer ne fonctionne à l'évidence plus. Il serait vain d'attendre de Radiohead qu'ils reprennent leurs guitares pour composer des chansons pop dans le style de “The Bends” ou “Electioneering”. Les fans de la 1ère heure qui considèrent qu'à partir de Kid A le groupe a perdu ses qualités mélodiques au profit d'expérimentations pas toujours très heureuses ne risquent pas de changer d'avis à l'écoute de The King of Limbs. Puisque les mélodies sont absentes il faut aborder le disque sous l'angle de l'émotion procurée par la musique. Et là il faut bien bien dire que c'est assez faible. Les morceaux ne décollent jamais, la faute à des rythmes désespérément uniformes qui plongent l'auditeur dans une sorte de coma léthargique. La dynamique d'album n'est même pas menée à bien car les morceaux se coupent abruptement pour passer à la piste suivante, difficile d'y voir une cohérence ou une construction réfléchie.
L'autre grille de lecture pouvait être celle de l'innovation. Après tout Radiohead, comme David Bowie ou Blur, a toujours considéré la stagnation comme une petite mort et tente donc de se renouveler à chaque disque, Kid A étant l'exemple le plus frappant. Mais ici tout transpire la paresse. Les boucles électroniques faiblardes (“Bloom”, “Little By Little”) auraient pu être tolérées venant d'un groupe débutant mais pas d'une formation confirmée. La plupart des morceaux sonnent comme une matière première non exploitée où aucune sonorité ne vient emmener la musique vers des contrées nouvelles comme c'était le cas sur Hail To The Thief. Radiohead semble considérer la musique pop (couplets, refrains, ponts) comme destinée aux petits enfants et l'a donc abandonnée mais ce faisant il opère une régression musicale et laisse passer des bidouillages enfantins (“Feral”) indignes de lui.
Pourtant le groupe, et c'est là sa force, est toujours capable de fulgurances. Même lorsqu'on considérait Kid A comme assez pauvre question mélodies, “Idioteque” en jaillissait comme un single évident. Ici “Codex” est une ballade d'une simplicité qui confine au sublime. Un piano, une voix, une mélodie, rien de plus mais tout y est. Un morceau pop, n'en déplaise au groupe, où l'utilisation de l'électronique vient soutenir la chanson au lieu d'en être le point de départ bancal. Autre temps fort, “Separator” qui conclue l'album avec des entrelacs instrumentaux d'une richesse inattendue et un chant à la puissance émotionnelle intense (ce “wake me up” final...).
En un sens Radiohead rejoint peut-être Oasis avant sa dissolution. Leurs grandes années sont derrière eux, on n'attend plus de coup de génie de leur part mais juste un peu de plaisir renouvelé. Les auditeurs continueront à attendre les disques du groupe mais tout ceci manquera sans doute de passion des deux côtés.