The Rolling Stones
Hackney Diamonds
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1- Angry / 2- GET CLOSE / 3- Depending on You / 4- Bite My Head Off / 5- Whole Wide World / 6- Dreamy Skies / 7- Mess It Up / 8- Live by the Sword / 9- Driving Me Too Hard / 10- Tell Me Straight / 11- Sweet Sounds of Heaven / 12- Rolling Stone Blues
En des temps oubliés
Pour une raison psychiatrique incompréhensible, je suis entré en révolte contre l’autorité parentale avant la puberté.
Fin décembre 1968. Repas du soir. A la suite d’un phénomène mystérieux (peut-être le passage trop insistant d’une "loque à poussière"), la radio familiale, d’ordinaire branchée sur RTL en ondes longues, dysfonctionne. Elle diffuse une musique hystérique (1). Quelques instants. Le temps que mon père réagisse. Mais aussi le temps pour moi d’entendre distinctement des "Hou Hou", les sons stridents d’un solo de guitare et une désannonce exaltée où il était question d’un certain Keith. Mais je n’ai pas compris "Keith". J’ai compris "Kîîîf".
Et Kîîîf est aussitôt devenu mon ami imaginaire (1). Celui dont les étranges notes suraiguës avaient le pouvoir d’atomiser les misères, les monstres et les injustices de mon quotidien. J’écrivais son nom partout. Je le citais dans mes petits poèmes secrets. Je discutais avec lui.
A vrai dire, je ne savais pas ce qu’était un solo de guitare. Ni même ce qu’était une guitare électrique. Mais, depuis le moment où c’est arrivé, Kîîîf a toujours été là pour me protéger des misères de la vie.
J’ai longtemps exaspéré mes parents en réclamant le 45 tours de Kîîîf. A l’occasion de mon anniversaire, deux mois plus tard, j’ai reçu le premier vinyle de ma vie : "Le fantôme" de Monty (2). Very bad trip…
De l’importance des Stones
Il est important de savoir "manquer de respect" au passé. Le passé, on s’en fout. A raison. Mais il faut aussi comprendre que le passé des uns a été le présent des autres. Les Rolling Stones de Kîîîf ont été les premiers (après Elvis) à être assez méphitiques pour inspirer le respect au gamin que j’étais et une détestation absolue aux adultes qu’étaient mes parents.
Il est difficile de trouver un art plus cornichon que la variété française. Pourtant, c’est sur un single de Laurent Voulzy (3) qu’est gravée la vérité vraie, telle qu’elle a été écrite par Alain Souchon en personne : "Le pauvre Jimmy s'est fait piquer chez le disquaire, c'est dingue, avec un single des Stones caché sous ses fringues…"
La vérité révélée par la Sainte Souche !
Une peu de glose : Jimmy, dans cette histoire plus vraie que vraie, c’est le chef de bande. Un costaud. Un méchant en cuir. Peut-être même tatoué. Il règne en maître sur l’aile gauche du bar et sur la zone sacrée où traîne le flipper. Et Jimmy bascule dans le grand banditisme en piquant un disque au magasin du coin. Par n’importe quel disque. Un single (4) des Stones. Pas des Who, pas des Kinks, pas des Animals, de Them, des Beatles, des Zombies ou des Beach Boys. Non. Des Stones.
Et, le voleur se fait choper. C’est dire si l’objet volé a grande valeur pour être protégé par un vigile plus costaud et plus rapide que Jimmy.
Le propos n’est ni anodin ni dû au hasard. Il illustre à quel point les Stones étaient les amis des marginaux, des "différents", des vrais rockers qui n’avaient pas froid aux yeux.
C’était dingue ! Le sens parfait du mot qui convient. Relisez votre Souchon, les ami.e.s…
Petit jeu concours
Aide le chroniqueur en complétant la phrase suivante : Hackney Diamonds est le meilleur album des Stones depuis …
Tous les titres d’album des Stones sont des réponses potentiellement exactes mais certaines options (à éviter absolument) sont révélatrices…
• Blue And Lonesome trahit le fan ultra-complétiste et complaisant ;
• Exile On Main Street trahit le lecteur de la presse non-rock parisienne mais branchée / tendance ;
• Back In Black trahit le parfait ignorant ou le fan d’AC/DC qui s’est trompé de chronique.
Où, loupe-bijou à la main, l’on expertise enfin ces 12 fameux diamants de Hackney
Ce n’est pas l’horrible pochette qui va provoquer un réflexe compulsif d’achat. Heureusement que le contenu vaut plus que le contenant.
L’opus a été enregistré dans une certaine urgence, histoire de recréer une ambiance "groupe de rock". A ceci près qu’en studio, il y avait tellement de Sirs (Mc Cartney, Jagger, Dwight) que l’on se croirait sur le plateau de tournage d’un remake tardif de Sister Act.
Heureusement, la petite Gaga (à peine pubère en comparaison), passait par là pour donner un côté canaille à cette réunion d’anciens combattants. Et, forcément, "Sweet Sounds Of Heaven" écrase tout. Il aura fallu attendre cinquante-quatre ans pour que Mick Jagger tolère à nouveau une femme à voix dans le même studio que lui. Et la Germanotta n’a pas à souffrir de la comparaison avec Mary Clayton. Le titre, soutenu par un Stevie Wonder, en mode Quincy Jones inventif et bienveillant, permet à Jagger de vocaliser à l’envi. Et le gaillard, enfin galant, trace une voie royale que la Gaga explore avec une puissance et une sensibilité à faire jaser Ella, Billie et Janis dans leurs tombes respectives. Chef-d’œuvre.
La ballade aux accents country "Dreamy Sky" mérite également une surcote tant le jeu des vieux rockers est maîtrisé, tant les émotions sont puissantes et contenues et tant le texte est magnifique.
Il ne me reste qu’une vieille radio en ondes moyennes / Qui joue du Hank Williams et des mauvais airs de bastringue / Il est vraiment temps que je me casse…
En guise d’autre réussite, le fan comptera le premier single, "Angry", qui est parfaitement calibré pour les radios FM du monde entier. C’est gentiment putassier et aussi efficace que vite oublié. Le produit idéal pour une playlist Spotify.
La suite, qui se caractérise à nouveau par un grand soin dans l’écriture des lyrics, oscille entre des cabotinages de vieux gugusses, la réécriture de patterns classiques, une gentille pagaille punk et, en guise de point final momentané, la merveilleuse reprise, poisseuse et roots, de "Rolling Stone Blues" (5) interprétée par un émouvant duo Jagger-Richards en parfait mode "Je t’aime, moi non plus".
Les titres génériques (c’est-à-dire ceux auxquels on peut s’attendre sur tout album des Stones digne ce nom) sont majoritaires : "Get Close", faussement énervé, où Elton John, crédité au piano, disparaît dans le mixage tandis qu’un solo de saxophone illumine le final, "Driving Me Too hard" une ritournelle un peu facile, "Depending On You" en mode promenade à petits pas dans le parc de la maison de repos, "Whole Wide World" en mid-tempo typiquement stonien propose un refrain immédiat et merveilleusement efficace et l’inévitable "titre de Kîîîf", "Tell Me Straight" où notre chanteur d’occasion, épaulé par Mick dans les refrains, se montre plus à l’aise vocalement depuis qu’il a renoncé à ses addictions.
La petite histoire retiendra probablement que le marrant "Bite My Head Off", un punk-rock garage exécuté dans l’urgence, est interprété à la basse par un Paul McCartney qui torture avec malice une Hoffner équipée d’origine d’un interrupteur fuzz du meilleur effet.
Plus malencontreux (sinon gênants) sont les deux titres – "Live By The Sword" et le funky "Mess It Up" – avec le regretté Charlie Watts aux drums. Même si le batteur au back beat le plus jazzy de l’histoire du rock mérite un immense respect, la démarche présente quelques accents nécrophiles déplaisants.
Tout ce bazar un peu hétéroclite ne fait pas un grand album et peut même poser la question de l’utilité d’un opus aussi tardif. La question se fait philosophique. Même les vieux chiens aboient et il n’y a aucune raison qu’un caillou arrête de rouler.
Finalement, ce que j’aime le plus dans ce disque, c’est toute l’histoire d’avant et, peut-être, toute l’histoire d’après. Chez les personnes âgées, ça s’appelle du gâtisme. Et je le revendique. D’autant plus que, 55 ans après son apparition mystérieuse sur les ondes moyennes de la radio familiale, Kîîîf est toujours mon meilleur ami imaginaire. Prêt à dégainer sa six-cordes lorsque j’ai un coup de cafard ou quand un fâcheux me fait des misères. C’est définitivement précieux, ça…
Et si vous estimez que vous ne pouvez pas vous payer ce petit luxe, piquez Hackney Diamonds (vous verrez, c’est dingue !) en évitant de vous faire attraper comme Jimmy ! Le format plus étriqué du CD tombe pile poil dans les grandes poches de la parka M51…
(1) Ce n’est que plus tard que j’apprendrai qu’il s’agissait de "Sympathy For The Devil" des Rolling Stones. Je ne connaissais alors d’eux que l’inévitable "Satisfaction" qui passait (rarement) sur les stations écoutées par mes parents.
(2) "Ce soir le fantôme a deux mille ans / Il a décidé de fêter ça, ha ha / Ce soir le fantôme a deux mille ans / Il a épousé Agatha" Les plus futés auront reconnu la plume d’exception d’Eric Charden… ce qui nous ramène encore à Stone.
(3) Le cultissime "Rockollection" (1977)
(4) Les 45 tours étaient faciles à dissimuler. Nos mamans, aimantes et naïves, ne nous ont jamais demandé pourquoi nous voulions tous qu’elles cousent une grande poche à l’intérieur du manteau que nous portions été comme hiver.
(5) Le titre de Muddy Waters (qui aurait inspiré son nom au groupe) est enregistré en mode démo analogique avec – croirait-on – un micro multidirectionnel simplement posé sur une banquette du quai n°2 de la gare de Dartford…