Arcade Fire
Reflektor
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1- Reflektor / 2- We Exist / 3- Flashbulb Eyes / 4- Here Comes the Night Time / 5- Normal Person / 6- You Already Know / 7- Joan of Arc / 1- Here Comes the Night Time II / 2- Awful Sound (Oh Eurydice) / 3- It's Never Over (Oh Orpheus) / 4- Porno / 5- Afterlife / 6- Supersymmetry
Reflektor est un album qui fera date. Pas seulement parce qu’il aura permis à l’année 2013 de s’extraire d’une désolante morosité, pas seulement parce qu’il confirme de facto Arcade Fire comme l’un des groupes les plus importants de la génération 2000, mais aussi parce qu’il s’agit d’un disque ambitieux et particulièrement réussi.
Lorsque l’on chronique du rock, s’attaquer à un pavé comme Reflektor constitue de l’or en barre. Double album d’une formation indé qui s’est déjà taillée une solide réputation sur les scènes du monde entier (si vous ne les avez pas encore vu en live, dépêchez-vous de combler cette lacune), successeur d’un troisième disque qui, déjà, laissait poindre des envies de reconnaissance et de conquête des charts (excellent The Suburbs), voilà une oeuvre musicale qui, sur le papier, pousse le cahier des charges à un niveau rarement atteint. Double album, donc, et on sait qu’il sont très rarement réussis dans leur intégralité ; disque d’une formation indie qui cherche désormais à sublimer le mainstream ; disque de rupture, ouvrant les canadiens à des musiques dansantes, folkloriques et électroniques ; concept album basé à la fois sur le mythe d’Orphée mais surtout sur Black Orpheus, l’un des films culte de Win Butler ; disque qui balaye un spectre musical d’une ampleur assez ahurissante, entre pop, rock indie, électro, dance des 80’s et des 90’s, samba, americana, et on en passe ; disque qui sublime enfin l’art rock par une approche graphique et stylistique radicale, sculpture, philosophie, emploi récurrent de la langue française et manifeste humaniste (le disque s’inspire aussi partiellement d’un essai de Søren Kierkegaard) - approche qui rappelle d’ailleurs celle des regrettés Pure Reason Revolution avec Amor Vincit Omnia. Soit dit en passant, il faut être sacrément secoué du bulbe pour comparer son amante à une vierge guerrière sanctifiée par les chrétiens, puis obliquer vers les moeurs des ados abreuvés de film X. C’est tout cela, Reflektor : un joyeux bordel, un immense fourre tout, mais surtout une formidable collection de chansons.
Ceux qui écoutent Arcade Fire depuis leurs débuts le savent : Win Butler est un grand, un très grand songwriter. Peut-être y a-t-il parfois mis des formes pas toujours très engageantes, Funeral cristallisant notamment autant de haines que de louanges, mais étant donné que les montréalais tâchent désormais de rendre leurs morceaux les plus accessibles possibles, il serait dommage de ne pas en profiter si vous ne les connaissez pas. L’ouverture ici opérée les voit collaborer avec le retraité James Murphy (LCD Soundsystem) à la production ou encore se payer le luxe de compter David Bowie dans les choeurs de "Reflektor", et si on ne voit pas forcément les éléments précis que ces renforts ont pu apporter, on prend en revanche acte du caractère dansant de l’ensemble. Enregistré en partie à Haïti, le pays natal de Régine Chassagne, et à la Nouvelle Orléans, Reflektor regorge de soleil et sue le rythme, le groove et les beats par tous ses pores, passant de l’eurodance ("Reflektor", mo-nu-men-tal) aux charmes surranés des eighties ("We Exist"), d’un americana torturé par la fée électricité ("Flashbulb Eyes") à une samba déclinée sur tous les tempos ("Here Comes The Nightime", avec en bonus une seconde partie qui sonne la fin de la cuite), de l’indé punky exprimant quelques soubresauts de voix à la Black Francis ("Normal Person") au dub de forcené ("You Already Know"). Globalement, le premier disque est le plus enjoué des deux, celui qui séduit, qui enjôle, qui offre détente et récréation, et qui assure la nouvelle assise stylistique autour d’une basse tour à tour gironde et gaillarde. Véritable pivot de ces compositions, la quatre corde se love autour d’un chant de plus en plus osmotique entre les époux Butler, même si Chasagne laisse désormais la totalité du chant lead à son mari. La complémentarité des deux vocalistes s’avère d’emblée maximale, et on n’aura de cesse, notamment, de prendre la leçon à l’écoute du morceau titre tant le chant, l’alliance des hauteurs, des rythmes et des langues s’avère stupéfiant.
Le premier disque de Reflektor constituerait déjà à lui tout seul un splendide album, porté par un final guerrier, altier, fédérateur, propre à retourner les foules ("Joan Of Arc" et son bilinguisme anglais-français qui lui donne une touche quasi-historique)… mais ce serait sans compter la puissance émotionnelle des québécois qui, après une entame futile et enthousiaste, nous entraînent très vite dans des contrées plus sombres, plus promptes à la réflexion. Si certains titres du disque 1 faisaient déjà preuve d’une exposition supérieure à la normale, "Reflektor" et "Here Comes The Night Time" offrant notamment le plus de variations sur le même thème, le disque 2 restreint les pistes et allonge la sauce jusqu’à essorer tout ce que les mélodies ont à offrir. Plus lents, les "Here Comes The Night Time II", "Awful Sound", "Supersymmetry" (et dans une moindre mesure "Porno") posent des ambiances de fusion flottantes tandis que le background musical se fait plus électronique. Tous jouent sur une notion d’évolution, commencent l’air de rien et laissent éclater leur force en bout de course, même s’ils n’officient pas tous dans le même registre émotif : fin de cuite, donc, pour "Night Time part II", fond de sérénité transpercé par une tension brûlante pour "Awful Sound", ou encore conclusion rêveuse et fantasmatique pour "Supersymmetry" poursuivi par une outro mi glauque, mi intrigante. Ces pièces tranquilles permettent de joliment magnifier les oeuvres d’art qui se nichent entre elles, à commencer par "It’s Never Over". Un riff de guitare vénéneux, une déclinaison de percussions spasmodiques : tout est déjà dit avec un brio formidable, et il n’y a plus qu’à jouer avec les voix, les beats, les crescendos et les décrescendos dans ce qui restera probablement comme l’un des tous meilleurs morceaux composé par Arcade Fire. Celui-là et "Porno", évidemment. Par delà le manifeste qui traite avec ironie de la sexualité adolescente, on retiendra surtout la rythmique haletante, l’utilisation parfaite de l’électronique, les rimes pleines entêtantes du refrain et le côté tragique qui se dégage de cette ode tout à la fois tendre et pessimiste. Là-dessus, "Afterlife" n’a plus qu’à soigner ses contrastes couplets empruntés - refrains conquérants et à dérouler sa force de frappe convulsive.
Rien à ajouter. On n’osera dire que Reflektor est le meilleur album d’Arcade Fire, puisque les aficionados de la première heure en profiteraient pour nous voler dans les plumes en clamant l’immensité de Funeral et de Neon Bible. Si tous ne les suivront pas sur ce terrain, il n’empêche que ce quatrième disque des canadiens survole d’assez haut la production rock un tant soit peu médiatisée du moment, toutes tendances confondues, tout en surpassant sensiblement son prédécesseur, le pourtant impeccable The Suburbs. Et le tout sur un double album et en changeant d’atours cosmétiques : la grande classe. Bienvenue dans le gotha, et continuez à nous faire rêver encore longtemps.