Massive Attack
100th Window
Produit par Robert Del Naja, Neil Davidge
1- Future Proof / 2- What Your Soul Sings / 3- Everywhen / 4- Special Cases / 5- Butterfly Caught / 6- A Prayer for England / 7- Small Time Shot Away / 8- Name Taken / 9- Antistar / 10- LP4
Pas facile de donner une suite tangible à l'un des meilleurs albums de la décennie 90. Nul n'est besoin, en effet, de chanter encore une fois les louanges de Mezzanine, chef d'œuvre de noirceur poétique et indéniable sommet de la carrière du collectif de Bristol. Dire alors que Massive Attack était attendu au tournant après avoir commis un tel fait d'arme relève du doux euphémisme. De ce fait, il n'est finalement pas étonnant que beaucoup de critiques soient tombés à bras raccourcis sur ce 100th Window, seule œuvre estampillée Robert Del Naja à avoir été réalisée dans les années 2000. Pourtant, cet album est bien loin d'être aussi fade qu'on voudrait nous le faire croire, et peut-être constitue-t-il même l'un des disques les plus mésestimés de ces dix dernières années.
100th Window n'est pas à proprement parler une réalisation de Massive Attack et devrait plutôt être vu comme un album solo de Robert Del Naja. Déjà parce que la direction musicale prise par Mezzanine, moins jazz-dub et plus rock, avait fortement déplu à Andrew Vowles (alias Mushroom) qui avait alors fait comprendre à ses deux condisciples que le collectif se passerait de lui à l'avenir. Par ailleurs, Grant Marshall (alias Daddy G) ayant à cette époque embrassé une nouvelle fois la paternité, il a préféré signifier à Robert Del Naja (alias 3D) qu'il mettait sa carrière entre parenthèse pour quelques années. A partir de là, c'est Del Naja qui se chargea d'achever seul le disque à peine entamé, non sans avoir éliminé au passage nombre de sessions studio enregistrées avec le groupe Lupine Howl et jugées trop expérimentales.
Concrètement, l'album reprend les affaires là où Mezzanine les a laissées. 100th Window emprunte à son prédécesseur sa poésie froide et ses ambiances rock sombres et mystérieuses. Le jazz disparait complètement, de même que les samples, et le chant famélique de 3D, présent sur cinq morceaux, se fait dès lors plus prégnant et plus halluciné que jamais. Au niveau des invités, si le fidèle Horace Andy répond toujours à l'appel, c'est à l'irlandaise Sinnead O'Connor que revient la responsabilité de représenter le pendant féminin de l'album en succédant à la sublime Elizabeth Fraser, tâche dont elle s'accomplit avec une élégance glacée empreinte de peine contenue plutôt convaincante. A noter également la présence de Damon Albarn dans les chœurs de "Small Time Shot Away".
Que dire de plus ? Passée une certaine forme de déception initiale - étant bien évident que cet album restera toujours un cran en dessous de son génialissime prédécesseur, force est de reconnaître que 100th Window est une véritable bombe de cool qui se révèle apte à tourner en boucle des nuits entières sur une chaine hi-fi. Moins dérangeant et brutal que Mezzanine, mais d'un autre côté plus désenchanté et lancinant que celui-ci, le disque traine ses atours douloureux avec une indéniable grâce, soufflant subrepticement sa bise enveloppante aux oreilles de l'auditeur et l'entrainant dans une torpeur irréelle dont il lui est difficile de s'extirper. Chaque morceau dégage une personnalité fascinante, toujours impeccablement mise en valeur par une production absolument prodigieuse et une science du son et du rythme à se damner. Comment rester de marbre devant le motif mélodique inquiétant de "Future Proof", l'un des meilleurs (le meilleur ?) morceau du groupe ? Comment ne pas se laisser emporter par les vagues de spleen de "What Your Soul Sings" ? Par l'onirisme asphyxiant qui émane des sonorités arabisantes de "Special Cases" ? Par ce "Prayer For England" rendant coup pour coup à "Angel", son cousin germain du précédent opus ? Par les percussions et les basses dynamiques de "Everywhen" ? Par cette alliance de rêve et de tensions anxieuse émanant de "Small Time Shot Away" ? Par la fausse tranquillité suave d'un "Name Taken" bousculé par ses ornementations symphoniques schizophrènes ? Par les motifs musicaux volontairement répétitifs et empreints d'une angoisse dense qui sévissent au sein du maladif "Antistar" ? Ou même par l'exotisme sauvage d'un "Butterfly Caught" dont les voix gavées d'héroïnes se laissent violenter par la rythmique sous acide ? A moins que le titre caché du disque, "LP4", long enchainement de vagues électroniques purulentes, n'achève de nous faire basculer dans une terrifiante folie ?
Dès lors, tout semble dit : si 100th Window a été le seul album labellisé Massive Attack à voir le jour dans les années 2000, il se pose pourtant avec aisance comme l'un des meilleurs disques de trip hop depuis l'apparition de ce courant musical, inventé, faut-il encore le préciser, par le collectif de Bristol. Peut-être pourrait-on lui reprocher sa trop grande ressemblance d'avec son prédécesseur, ou encore un certain manque de prise de risque. Mais qu'importe : quand la musique atteint un tel niveau de puissance émotionnelle qu'elle parvient à nous transporter sans peine dans une autre réalité, fusse-t-elle aussi attirante que dangereuse, nul n'est besoin d'innover à tout crin. Seul le talent compte, et Robert Del Naja, en la matière, semble avoir été gâté de façon presque déraisonnable par la nature...