Ghost Stories, c'est l'album de deux révolutions à la fois. La première, c'est évidemment la rupture, la seconde elle, est esthétique. La rupture de Gwyneth et Chris a été commentée, pesée, décortiquée par les médias mais ce qui nous intéresse vraiment, c'est le voile qu'elle jette sur le sixième album de Coldplay. L'album est autobiographique et assumé comme tel et parle d'amour tout du long, d'amour déçu, d'amour déchiré, d'amour gâché. N'importe quelle citation tirée de n'importe quelle chanson évoque le divorce à venir et la peine sincère et profonde qui ronge le bellâtre. Notons simplement la toute première phrase marmonnée au bout de vingt secondes : "I think of you, I haven't slept". Et ce manque de sommeil plonge dans une nuit insomniaque et grise les quarante minutes suivantes.
Car la seconde révolution, directe héritière de la première, c'est le son de ce
Ghost Stories. On n'avait plus entendu
Coldplay aussi calme, aussi épuré, aussi touchant depuis les belles ballades de
A Rush Of Blood, leur second opus, et encore. Perdus depuis entre expérimentations Eno-esques et peintures flashy, il a fallu toute la mélancolie de Chris Martin pour ramener le groupe bon gré mal gré à la maison. Et sa maison, c'est la pop, la pop nue, la pop crue, la pop qui ne se danse pas dans les stades et qui ne se prend pas pour une autre. Même si les gars n'ont pas lésiné sur les sons électroniques, ces derniers ne sont que des faire-valoirs, des outils pour faire le vide autour des mots de Chris Martin, pour entrer en résonance avec la tristesse semble t-il infinie du chanteur. Peut-être même pour lui donner corps.
Fin février la première semonce était lancée, "Midnight" se répandait sur la toile et mettait tout le monde sur le cul. Le son est clair, entêtant, hanté, comme une digestion lente du premier album de
Bon Iver, l'autre docteur ès rupture en musique. Une touche de piano, des voix qui sortent de nulle part et petit à petit des éléments qui s'entrechoquent sans en avoir l'air. Un morceau qui laisse place au vide plus que
Coldplay ne l'a jamais fait, aussi lumineux qu'un soir de déprime et aussi élégant qu'une nuit sans étoile. Les complaintes de Chris se répondent dans un crépuscule numérique enveloppant puis s'estompent et disparaissent. Tout le cœur de l'album, au fond, suit la même vague d'apitoiement vaporeux. "Another's Arms", délicieusement tendu, pleure la perte dans une chorale de chœurs christiques et d'arrangements r'n'b au poil, puis "Oceans" replace au devant la voix haut perchée si caractéristique du chanteur sur une habile mélodie folk.
Les premiers morceaux sont quant à eux plus typiques, plus structurés et traversés de riffs indolents bien sentis. On ne présente plus "Magic", catapulté ambassadeur sur les ondes, morceau plus subtil qu'il n'y paraît qui se répète à l'envi dans son mouvement lent. On retrouve ces notes mineures et cette voix abattue sur un "Ink" paradoxalement rafraîchissant par son évidente simplicité même s'il porte en lui l'un des textes les plus déprimants de Ghost Stories. Reste tout de même à se pencher sur cette évidente faute de goût, "A Sky Full Of Stars", produit par le DJ Avicii. S'il n'est pas plus horrible que ça, il s'avère cependant franchement à l'ouest. Rarement un morceau n'aura autant dénoté, voire dénaturé l'ambiance générale d'un album. Dans cette collection de coton, dans cette galerie soignée du désespoir tonnent des synthés lourdingues et tapageurs. Sans vouloir anticiper sur d'éventuels impératifs commerciaux, on se demande ce que ce titre fout là tant il gâche sans vergogne toute la douce amertume accumulée jusqu'ici.
Il est évident que pour un artiste de cette envergure, une rupture aussi brutale est une source intarissable d'inspiration. Si bien qu'elle a enveloppé Ghost Stories dans son ensemble, rongeant la chair et laissant les lambeaux et les fantômes s'exprimer. Les albums de rupture sont généralement à part, des instantanés en noir et blanc où l'émotion prend le pas sur l'adresse musicale. Ce qui est rassurant, c'est que dans le corps de Chris Martin réside bel et bien un cœur. Ce qui est réjouissant, c'est que quand ce cœur est à l'ouvrage, il est encore capable de délivrer des émotions sincères. Ce qui est dommage, c'est que dans son ambition unique de partager une peine lancinante, le groupe n'exploite pas le plein potentiel de sa nouvelle esthétique froide et numérique. Il est en fin de compte difficile d'être transcendé par cet album, malgré l'omniprésence et tout le poids de ce qu'il exprime. Unicolore, même monomaniaque, Ghost Stories s'enferme naturellement dans son carcan et s'en va mourir avec ses principes, plutôt qu'avec nous.
Il redonne néanmoins foi en un groupe qu'on craignait à moitié enseveli dans sa propre fange et nous laisse espérer des lendemains valables. Chacun se fera son idée, les fans de la dernière heure risquent de passer, à tort, au travers. Les autres seront sans doute heureux de retrouver cette science de la mélodie simple et du parler vrai.
Coldplay est mort, Viva la Vida.