Baroness
Gold & Grey
Produit par Dave Fridmann
1- Front Toward Enemy / 2- I'm Already Gone / 3- Seasons / 4- Sevens / 5- Tourniquet / 6- Anchor's Lament / 7- Throw Me an Anchor / 8- I'd Do Anything / 9- Blankets of Ash / 10- Emmet - Radiating Light / 11- Cold-Blooded Angels / 12- Crooked Mile / 13- Broken Halo / 14- Can Oscura / 15- Borderlines / 16- Assault on East Falls / 17- Pale Sun
La question qui nous préoccupe, à la sortie de ce cinquième album du carré de Savannah censé a priori clore la série de ses disques colorés - ici Or et Gris après les galettes Rouge, Bleue, Verte et Jaune puis Violette -, n’est pas aussi anodine qu’il n’y paraît, en tout cas elle divise et fait clairement débat sur la toile depuis quelques semaines. D’un côté, on retrouve une critique extatique qui loue une réalisation phénoménale jusqu’à obtenir le score canon de 92 sur Metacritic, du presque jamais vu dans le domaine du rock au sens large, fait encore plus rare en 2019 à une époque où les grosses guitares sont passées de mode. De l’autre, on observe une horde de fans grincheux, colériques voire fous furieux face à un disque certes jugé de bonne à très bonne facture mais plombé par un mixage proprement catastrophique.
On le sait, Baroness n’est pas un groupe qui “sonne” de façon extraordinaire. Clairement rattaché au sludge de part sa ville d’origine (et ses voisins - potes de Kylesa et Black Tusk, sans parler des cousins d’Atlanta Mastodon), il n’a jamais exprimé en studio une pleine et entière lourdeur, préférant des sons un peu crades (de style “garage” diront les plus polis) et des gamme sonores comprimées, rugueuse, un peu poil à gratter, qui entrent d’ailleurs en contraste avec des chansons qui savent faire preuve de subtilité et, de temps à autres, de délicatesse. Au point même qu’on peine parfois à rattacher la baronne au hevy metal tant le rendu sonore (et formel) apparaît atypique, grumeleux voire fumeux. Avec des hauts et des bas, car si l’on s’attarde uniquement sur la production, on retrouve tout de même une réalisation proprette sur Yellow & Green - qui va de pair avec un ton nettement plus mainstream - en comparaison d’un disque assez crapoteux dans son genre (le Blue Record), d’un essai de bucheron rageur (le Red) ou d’un manifeste coup de poing au vitriol (le Purple). Bref, ça fluctue, mais jamais John Baizley ne s’est encore abaissé à se compromettre avec un producteur de R n’ B dans un studio comme Mastodon a pu le faire avec The Hunter (un disque toujours aussi sensas’ pour l’auteur de ces lignes, mais passons). Or avec Gold & Grey, JB a sans doute poussé le bouchon un peu trop loin, et c’est dommage, car dans les faits, ce cinquième LP réalise la quintessence du style Baroness, ni plus, ni moins.
Un peu de changement dans les effectifs puisque le vétéran Peter Adams a laissé sa guitare à la nouvelle venue Gina Gleason. Loin d’être une inconnue au bataillon, cette grateuse au look improbable a côtoyé le Cirque du Soleil, mais aussi les Smashing Pumpkins, Carlos Santana ou encore la tournée solo de Jon Anderson de Yes, excusez du peu. D’ailleurs la plus-value de sa présence apparaît évidente sur Gold & Grey avec des six cordes nettement plus aventureuses, mais aussi un apport très appréciable en backing vocals, touche féminine bienvenue face à l’organe de boquillon de Baizley. Toujours à prendre avec des pincettes, l’animal… Le rendu du chant apparaît ainsi beaucoup plus contrasté qu’avant, le groupe osant désormais aller vers quelques nuances, quand bien même les secondes voix sont désormais rigoureusement employées. Pas de changement en revanche côté producteur puisque Dave Fridmann reprend le poste qu’il avait tenu avec brio sur Purple, avec ici un résultat beaucoup plus discutable.
“Front Toward Enemy” lance le bal, et bang, c’est une déflagration ahurissante. Le riff explose et pétarade dans tous les sens, on pense immédiatement au “Headlong Flight” de Rush et à ses coups de boutoirs distribués en mode asymétrique. Là-dessus les mini-thèmes s'enchaînent, les idées s’accumulent, le refrain guerrier fait mouche, on retrouve clairement le Baroness des débuts, celui du Red, le prog azimuté assaisonné à l’acide. Mais qu’est-ce que c’est confus sur le plan sonore, avec cette surcompression des guitares, cette basse qui se vrille, cette batterie qui crisse et cette voix saturée. Alors que le traitement rêche appliqué par Fridmann à Purple servait la rudesse d’intention du disque, la subtilité et la variété de Gold & Grey souffrent de cette prise de micro médiocre, prise qui s’est par ailleurs sérieusement dégradée entretemps. Et ce sont les morceaux les plus frontaux qui en souffrent le plus, en particulier “Throw Me An Anchor”, dont l’entame s’avère rigoureusement inécoutable en l’état, forçant l’auditeur à baisser le volume sonore pour ne pas grincer des dents. Ce souci de production - mixage se retrouve par intermittence sur le reste de l’album avec plus ou moins de réussite, comme sur le placide instrumental “Blankets of Ash” dont les grésillements et les samples confèrent un petit côté post nucléaire à l’ensemble, ou encore “Can Oscura” qui tire profit de sa rugosité à fleur de peau. Curieusement, certains titres phares du disque échappent à ce marasme auditif, en témoigne notamment le single envoyé en précurseur, “Bordelines”, à l’écoute duquel on ne se doutait nullement du drame, sauf peut-être à la toute fin. “Borderlines” qui, par ailleurs, n’impressionne pas d’emblée mais qui gagne à se laisser amadouer, sorte de Mastodon sous ecstasy qui se love dans des atours progressistes dans sa dernière partie. Alors, faut-il s’arrêter à la forme déficiente de ce cru 2019 ?
Eh bien ce serait dommage, car Baroness trouve ici son pinacle, le point de ralliement parfait entre sludge rouillé, rock alternatif costaud, progressif sensible et approche artistique globale, le tout servi une nouvelle fois par un somptueux artwork, plus beau encore que les quatre précédents. Rien que pour sa pochette, le Vinyle de Gold & Grey vaut la dépense. Mais il y a plus, fort heureusement. Le songwriting se situe à un très haut niveau, loin de s’abaisser à certains élans FM retrouvés sur les précédents livraisons, en particulier sur le Yellow. Que dire de “Already Gone”, avec sa ligne de basse magnétique, ses rafales de caisse claire (une trouvaille scotchante) et son emphase émotionnelle ? Colossal, le morceau démontre l’immense plus-value assurée par la nouvelle section rythmique de la Baronne et renforce une entame sur les chapeaux de roue, servant de rampe de lancement parfaite au plus touffu “Seasons”, un morceau qui paraît simpliste de prime abord mais qui révèle des trésors de nuances psychédéliques avec ses effets de réverb’ savamment dosés, là encore gêné par quelques passages saturés un peu poil à gratter. Baizley ose tous les styles, allant même jusqu’à faire forniquer le heavy metal cool et le shoegaze revêche avec “Tourniquet” ou encore “Pale Sun”, révélant par ailleurs le bénéfice à avoir engagé Gina Gleason dans le groupe (cette variété de sonorités, c’est elle, sans aucun doute), sans parler de ses douces secondes voix qui épaulent parfaitement l’introduction des deux titres mais qui séduisent plus encore sur les balades du disque. Comme la troublante “Emmett – Radiating Light” et ses savantes dissonances mais surtout la sublime “Cold Blooded Angels” avec son démarrage tout en tendresse et son développement ascensionnel magistral. C’est l’un des aspects les plus remarquables de Gold & Grey : débarrassées des déchets de sursaturation des autres morceaux, les balades se révèlent mémorables, on pense aussi à “I’d Do Anything” qui, bien que ahané par Baizley, laisse transparaître une émotion aussi revêche que sincère. Autre point à signaler, le titre est truffé de petits instrumentaux qui accroissent l’immersion et le liant, de piano onirique (“Sevens”, “Anchor’s Lament”) en guitares tintinabulantes en mode réalité alternative (“Crooked Mile”), autant de trouvailles savoureuses à saluer. Enfin Gold & Grey se révèle plus complexe à appréhender que les deux albums précédents, moins immédiat également (quelques tours de platine seront nécessaires pour en appréhender toutes les saveurs), et si cet aspect nous rappelle assez souvent le Blue Record, on notera tous les progrès réalisés depuis lors : de brouillon, le style de Baroness trouve ici sa pleine maturité, et la maîtrise du chant apporte une plus-value appréciable à des premiers opus assez arides. Il n’y a qu’à écouter un titre comme “Broken Halo”, grattes raclant le bitume et organe décontracté, pour s’en rendre compte.
Il faut donc prendre ce Gold & Grey avec un certain recul, évacuer la déception ressentie face à son traitement sonore et se contenter de l’écouter pour ce qu’il est : un immense disque de rock martyrisé par une production dégueulasse, ce qui ne doit surtout pas vous empêcher de vous ruer dessus, en espérant que John Baizley entende la colère de sa fan base et essaye un tant soit peu de rectifier le tir lors de la prochaine livraison. Auquel cas on pourra s’attendre à un disque proprement exceptionnel...