Behind the door

Après être tombée au fond du terrier, Alice se retrouve face à une porte close. Dans l'univers psychédélique, la porte est le symbole du passage, théorisé par Aldous Huxley dans
The Doors of Perception, un titre tiré de l'oeuvre de William Blake et repris par Jim Morrison pour baptiser les Doors. La voie étant trop petite, Alice consomme des aliments qui altèrent sa taille ; la scène résonne, pour les adeptes du psychédélisme, comme le reflet des substances capables de modifier la conscience, au premier rang desquelles se trouve le LSD. Le pays des merveilles tout entier, avec ses paradoxes, son excentricité et son potentiel sans limites renvoie au monde lysergique et aux "niveaux supérieurs de conscience" que certains prosélytes, à l'image du "pape de l'acide" Timothy Leary, prétendent pouvoir atteindre grâce aux hallucinogènes. Face à la porte fermée, Lewis Carroll fait dire à Alice une phrase hautement symbolique : "Oh ! Que je voudrais pouvoir rentrer en moi-même comme une longue-vue !". Or, l'acide a la réputation de permettre la découverte du soi intérieur et de l'infini. L'auteur poursuit : "elle en arrivait à penser que fort peu de choses étaient vraiment impossibles". Ces quelques mots interpellent et résument l'œuvre de Lewis Carroll aussi bien que l'esprit des
sixties. L'acide est une drogue psychédélique : par sa racine grecque (psyche-delein), elle "révèle (à) l'âme". Elle est capable de réunir l'infiniment grand et l'infiniment petit, de relier l'intérieur et l'extérieur, la molécule et l'univers tout entier. Pour les partisans de la révolution lysergique, il est un moyen de changer le monde par delà les limites de la lutte sociopolitique. Jefferson Airplane, comme Donovan dans son album
Sunshine Superman, associe l'aventure d'Alice au trip sous acide. Certains passages du récit, comme l'épisode du labyrinthe ou de la sombre forêt de Tulgey, dans lesquels Alice s'égare, ressemblent à l'expérience du
bad trip. La fin de la chanson "White Rabbit" met en garde contre ces risques. Reprenant les thèmes et la logique à double sens de Lewis Carroll, les paroles lancent :
"
When logic and proportion (Quand la logique et la proportion)
Have fallen sloppy dead (Sont tombés mollement, mortes)
And the white Knight is talking backwards (Et que le chevalier blanc parle à l'envers)
And the Red Queen's "off with her head !" (Et que la reine de cœur crie "coupez-lui la tête !")
Remember what the dormouse said : (Souviens-toi ce que disait le loir :)
"Keep your head"." ("Préserve ta tête".)
L'univers psychédélique et celui du rock en général ressemblent au pays des merveilles, partagé entre ombre et lumière, raison et folie, rêves et cauchemars. Les allusions masquées aux drogues abondent dans les textes de Lewis Carroll : les champignons magiques, la chenille fumant le narguilé, l’exubérance de nombreux personnages, l'atmosphère chargée d'absurdité et de non-sens. Cette interprétation est si manifeste qu'elle influence déjà l'adaptation cinématographique de Walt Disney sortie en 1951, soit une quinzaine d'années avant l'explosion du psychédélisme. Cette version colorée et musicale a sans nul doute marqué durablement les artistes des années soixante, âgés pour la plupart de moins de dix ans à la sortie du film. Le dessin animé réunit les deux œuvres de Lewis Carroll :
Alice in Wonderland et
Through The Looking Glass. Les noms des deux romans se retrouvent dans les discographies de nombreux artistes : Central Nervous System, The Dave Heenan Set, Mott the Hoople, The Monkees ou Mike Stuart Span. Plusieurs adaptations cinématographiques ont été produites jusqu'à la version de Tim Burton, sortie en 2010. Parmi elles, un téléfilm anglais de 1966 crédite Ravi Shankar pour la composition musicale (!), nouvelle preuve de la sensibilité psychédélique de l'oeuvre, Ravi Shankar étant le représentant majeur de l'influence indienne sur la bande originale des années soixante.