Noir Désir, le vent les portera
La grand tour de force de l'auteur, paradoxalement, est de réussir à occulter complètement le fameux fait divers durant les trois premiers quarts du livre afin de se focaliser sur l'essentiel de la vie de Bertand Cantat, de Serge Tayssot-Gay, de Denis Barthe et de Jean-Paul Roy (sans oublier Frédéric Vidalenc qui a tenu la quatre corde jusqu'en 1996). Le déroulement du livre s'avère strictement chronologique, et Verol s'attache autant que possible à évoquer l'histoire du groupe en la rapportant aux évènements phares de la scène de l'époque. C'est ainsi que l'on se rend compte que Noir Désir a traversé les années 80 comme un OVNI au sein d'un paysage rock français dévasté, entre la lente agonie des Béruriers Noirs et l'oubli progressif dans lequel se trouva plongé Trust. En s'abreuvant d'icônes alternatives américaines, Fugazi, Sonic Youth et autres Ramones, Noir Dez' a réussi à se forger un style propre sans renier son attachement culturel à une langue française chérie par un chanteur féru de poésie. Toute la force de ce livre est de replacer chaque anecdote dans son contexte historique et culturel : ici un épisode politique, là une expression branchée à la mode, l'auteur exploitant au mieux sa connaissance du milieu alternatif francophone pour nous donner l'impression de revivre les périodes qu'a traversé successivement la formation. Il en profite au passage pour nous éclairer un peu plus sur les groupes qui ont gravité à une époque ou une autre autour de Noir Désir, nous offrant ainsi une vision différente et neuve sur les aspirations rock du combo bordelais au fil du temps. On se rappellera que Cantat avait à ses débuts une fascination presque mystique pour Jim Morrison, allant jusqu'à adopter ses attributs de poète maudit et à singer ses mimiques et ses poses incantatoires sur scène. On découvrira un éclairage plutôt objectif sur les contradictions d'un groupe qui s'est fait fort de refuser tout compromis avec le système de l'industrie du disque, tout en y plongeant tête la première en signant chez Barclay sans la moindre hésitation dès son premier album. D'ailleurs, bien que se posant en fer de lance d'une rébellion contre l'ordre établi et en chevalier blanc pronant un altermondialisme avant l'heure, Noir Désir n'est jamais vraiment allé jusqu'au bout de ses convictions, que ce soit politiques ou citoyennes, préférant un consensus confortable à une intransigeance malgré tout préjudiciable lorsque l'on brigue un certain succès populaire. Tout du moins jusqu'à aujourd'hui. Surtout, on suivra la progression d'une formation qui a su conquérir un public de plus en plus vaste grâce à l'inspiration poétique des textes en constante amélioration de Cantat, aux contributions instrumentales également réparties entre les membres du quartette, et surtout aux prestations live enfiévrées d'un groupe qui reste encore à ce jour sans aucun équivalent en France.
Si l'idée de réduire l'histoire de Noir Désir au décès de Marie Trintignant se révèlerait une escroquerie pure et simple, ne pas aborder ce fait divers à sa juste valeur serait tout aussi fallacieux. Cependant, à la lumière de l'exposé qui précède, la fameuse "tragédie de Vilnius" n'apparait plus objectivement que comme une parenthèse malheureuse dans la progression d'un groupe au fait de sa gloire. Bien sûr, il serait malvenu de minimiser l'importance des faits, lesquels ne sauraient être remis en cause et ont évidemment valu à Cantat une peine de prison méritée. Mais au regard de la stabilité exceptionnelle dont a joui Noir Désir tout au long de son histoire, la passion subite qui s'est nouée entre Bertrand Cantat et Marie Trintignant vient entacher une destinée dont la trajectoire était vouée sans cela à la parabole ascensionnelle. La chronique relatée dans le livre décrit une relation amoureuse pour laquelle l'homme a littéralement tout plaqué, femme, enfants, groupe et carrière, afin de s'y abandonner jusqu'à la lie. Une passion destructrice qui a ravi son âme au leader de Noir Désir, avec le résultat que l'on connaît. En essayant de reconstituer de façon millimétrique cette tragédie qui fera dans quelques années le bonheur des cinéastes en mal de biopic à sensation, Andy Verol ne cherche nullement à dédouaner Cantat de la responsabilité de ses actes. Il essaye plutôt d'extirper les faits de leur contexte médiatique semi-récent et de nous proposer un regard vierge sur le drame, sur le raz-de-marée populaire qu'il a engendré et surtout sur la pudeur et l'humilité avec lesquelles le groupe a dû faire face.
Il y aura bien un avant et un après Vilnius, que cela nous offusque ou nous indiffère. Parce que Cantat a vécu ce drame et qu'il en a subi les conséquences physiques et psychologiques, sa condition artistique en a été irrémédiablement transformée, et il est évident que cela se ressentira sur sa musique même s'il lui est interdit de faire mention de l'incident malheureux d'une quelconque manière dans ses textes. D'ici quelques mois, le successeur de Des Visages Des Figures verra le jour, et Noir Dez' sera une fois de plus au centre de la tourmente médiatique. Avant que la tempête ne s'abatte à nouveau sur la France, il est toujours bon de se préparer à l'encaisser comme il se doit. A cet effet, Noir Désir - Le vent les portera offre un retour en arrière salvateur sur le dernier phénomène rock français de notre époque. Bien documenté, pertinent dans l'argumentation, et d'un style fluide et agréable, ce livre peut être conseillé à tous, adorateurs ou contempteurs de la formation. Rien que pour se rappeler qu'avant la "tragédie de Vilnius", il y avait un groupe de rock français, un vrai (qui a dit "le seul" ?). Et si ce qui ne tue pas rend plus fort, nul doute qu'aujourd'hui Noir Désir est pratiquement invulnérable.