Rage Against the Machine
Rage Against the Machine XX (20th Anniversary Edition)
Produit par Garth Richardson, Rage Against the Machine
1- Bombtrack / 2- Killing in the Name / 3- Take the Power Back / 4- Settle for Nothing / 5- Bullet in the Head / 6- Know Your Enemy / 7- Wake Up / 8- Fistful of Steel / 9- Township Rebellion / 10- Freedom / 11- Bombtrack (Live) / 12- Bullet in the Head (Live) / 13- Take the Power Back (Live) / 1- Bombtrack (Demo) / 2- Take the Power Back (Demo) / 3- Bullet in the Head (Demo) / 4- Darkness of Greed (Demo) / 5- Clear the Lane (Demo) / 6- Township Rebellion (Demo) / 7- Know Your Enemy (Demo) / 8- Mindset's a Threat (Demo) / 9- Killing in the Name (Demo) / 10- Auto Logic (Demo) / 11- The Narrows (Demo) / 12- Freedom (Demo)
Le premier album de Rage Against The Machine réédité, c'est la madeleine de Proust qui crame au fond d'un cocktail Molotov pour certains. Disque emblématique des années 90, sa soudaine actualité donne l'occasion de se pencher sur la musique et l'engagement politique qui ont fait l'identité des Rage durant toute leur existence, et il y a là matière à réfléchir.
Réglons d'abord la question de cette réédition. Était-ce bien nécessaire de rééditer le premier album des Rage Against The Machine ? À l'évidence non. Sur le principe de la réédition on peut s'amuser de voir Rage Against The Machine ressortir en 20th Anniversary Special Edition voire en 20th Anniversary Deluxe Edition+Bonus. La réédition est à coup sûr le dernier râle d'agonie de la pompe à fric qu'est l'industrie musicale et à l'heure où cette dernière meurt après l'avoir bien mérité, elle s'accroche encore par le biais de ses gloires et succès passés. Bref, la réédition de disque c'est l'attrape-couillon de base destiné à faire cracher au bassinet les derniers acheteurs potentiels. Il est donc amusant de la part de RATM se prêter au jeu des "cochons capitalistes" en cédant à la tendance des "edition-anniversaire-super-deluxe-special-legacy-bonus", après avoir professé par-delà le monde ses diatribes contre le Grand Capital.
Qui a aujourd’hui envie d'acheter le premier RATM à ce prix ? Cet album était déjà sorti en CD à l'époque et ne bénéficie pas d'un lifting particulier, tant le son et le mixage lors de sa première parution demeurent parfaits. Les fans de l'époque peuvent donc garder leurs anciens pressages. Les jeunes feront sans doute mieux de se rabattre sur l'édition vinyle ou sur un exemplaire de 1992 délesté des nouveaux bonus et du prix prohibitif qui les accompagne. Les bonus en question ne justifient en effet pas l'achat de Rage Against The Machine – XX. Pour commencer les enregistrements live des titres les plus connus ("Killing In The Name", "Bullet In The Head", "Take The Power Back") ne font que mettre en valeur la production géniale de l'album studio, d'une dynamique à toute épreuve donnant sa juste place à chaque instrument. Les inédits offrent une sortie officielle à des morceaux déjà connus des fans. Malheureusement, si ces chansons ont été écartées du LP original c'est pour une bonne raison : elles sont loin d'égaler la qualité des titres gravés à l'époque. Ni "Clear The Lane" ni "Darkness Of Greed", ni aucun des inédits ne sont passionnants, ils sont même plutôt mauvais. On y entend les tâtonnements et les erreurs de jeunesse nécessaires à la naissance de Rage Against The Machine. Pour finir, les démos de plusieurs titres de RATM n'ont aucune pertinence, comme toutes les démos du monde. Il s'agit juste des mêmes morceaux mal joués et mal enregistrés, embourbés dans les maladresses du groupe. La démo de "Killing In The Name" est par exemple loin d'égaler l'uppercut de la version officielle. Ces titres montrent à quel point le travail du producteur Garth Richardson a permis au talent de RATM d'exploser à la face du monde avec une telle force, et ce dès leur premier album.
C'est sans doute en partie grâce à cette production que Rage Against The Machine échappe à la prise du temps. Dans les années 90 l'heure est à la fusion du metal avec d'autres genres. Les Red Hot Chili Peppers font du rock funk, Faith No More et Mr. Bungle donnent la version pour adultes des Red Hot...mais là où un groupe comme Infectious Grooves, malgré ses immenses qualités, sonne désespérément daté en 2013, la faute à une batterie qui claque et des guitares rachitiques, RATM quant à lui resplendit. On n'a peut-être jamais entendu telle réussite. Garth Richardson parvient à offrir à chaque instrument une place sur le devant de la scène. La basse est généralement le parent pauvre du groupe de rock, elle prend ici toute son importance dans la dynamique musicale. Tim Commerford peut tout simplement tout faire et ça s'entend. Jouer du funk slappé ("Take The Power Back") ou bourriner sur trois frettes comme tout hard rockeur à la petite semaine ("Know Your Enemy"). Qu'il reste en retrait ("Bombtrack") ou qu'il mène la chanson ("Bullet In The Head") il paraît sans cesse demeurer le moteur des chansons. Son bouillonnement élastique est d'autant plus éclatant que la grosse caisse de Brad Wilk ne suit pas la basse. Sa frappe sèche et beaucoup moins bavarde que bon nombre de batteurs de metal fait des merveilles sur ses beats lents et puissants mais délicieusement funky. Il suffit de se reporter aux couplets de "Freedom", chef-d’œuvre de minimalisme qui tient sur les coups de grosse caisse et le tintement du cercle de la caisse claire. Wilk sait aussi se faire ultraviolent comme sur les fins de morceaux avec le pont final qui déchire tout ("Bullet In The Head", "Killing In The Name"). Un procédé qui ne tombera pas dans l'oreille d'un sourd puisque Korn le réutilisera maintes et maintes fois. À la différence que chez RATM, pas de double-pédale mais des ouvertures de charley étouffées, pour une assise rythmique puissante et groovy à ce jour inégalée.
C'est au-dessus de cela que trône le flow de Zack de la Rocha. On reviendra sur les textes plus tard, concentrons-nous sur le chant. On a ici plus affaire à des réminiscences des Beastie Boys et de Public Enemy qu'aux beuglements de Phil Anselmo ou au simili-rap de blanc-bec pratiqué par Anthony Kiedis. Plus qu'un simple flow hip-hop calé sur un instrumental rock comme dans le crossover "Walk This Way" signé Run DMC et Aerosmith, il s'agit d'une adaptation de la hargne revendicatrice à la diction si particulière de Zack de la Rocha ("Fuck ya I won't do whatcha tell me", "Ya gotta fuckin' bullet in ya head"). Comme Prodigy qui prépare à l'époque son implacable machine aux cris rotteniens de Keith Flint, Rage Against The Machine démontre que le Punk se porte bien dès lors qu'il est pris comme un moyen et non comme une fin, accouplé à des rythmiques funky et à des imprécations gauchistes éructées avec le punch nasillard d'un gamin très remonté.
Ne reste alors plus à Tom Morello qu'à laisser parler son amour pour Black Sabbath et Led Zeppelin. Au lieu de tartiner chaque parcelle d'espace sonore de saturation et de soli superfétatoires, Morello fonctionne à l'économie de moyens. Loin de se reposer sur les sons bizarroïdes qui sortent de son rack d'effets de six pieds de long, il joue essentiellement sur les silences. De couinements suraigus ("Bullet In The Head") en rugissements terrifiants ("Freedom") le guitariste sait exactement quand il lui faut se taire et quand il doit envoyer la purée. On a parfois tendance à réduire le retour de la guitare sur le devant de la scène dans les 90s à ses tenants les plus réactionnaires : punk+Black Sabbath pour le Grunge, Beatles+T-Rex pour la Britpop. On oublie alors les quelques vrais inventeurs et stylistes de la guitare dans les années 90, Tom Morello en tête qui révolutionne par ses trouvailles sur Rage Against The Machine l'approche de la guitare dans le metal et le rock en général. Bien qu'obsédé par le son zeppelinien il montre une inventivité sans bornes dans l'utilisation de son instrument (vibrato, pédale wah-wah) et redéfinit la place de la guitare dans la configuration classique qu'est celle des Rage. La comparaison avec Led Zeppelin n'est cependant pas totalement adéquate car contrairement au Zeppelin qui a jusqu'à la fin remis en cause les formes qu'il avait dessinées, RATM est un groupe à formule. Comme les Ramones ou AC/DC, RATM a créé son propre pré-carré (certes beaucoup plus vaste que ceux des deux formations précitées) et s'ébattra dedans durant toute son histoire. La dissolution du groupe découlera d'ailleurs de divergences quant à l'orientation musicale, entre un Zack de la Rocha avide d'expérimentations et un Tom Morello bien décidé à labourer encore et encore le terrain défriché par Led Zeppelin et Black Sabbath.
Il n'y a aucun doute là-dessus: "Rage Against The Machine" est une réussite incontestable qui sonne toujours aussi actuelle 20 ans après. Le point épineux concerne l'engagement politique/sociétal du groupe. Dès ce premier album les textes de Zack de la Rocha s'orientent vers une critique virulente de la société de consommation, l'impérialisme culturel et l'oppression. Il n'est pas ici question de remettre en cause la sincérité de la démarche mais plutôt de s'interroger sur la dimension contestataire que RATM entend donner à sa musique et à ses concerts.
L'engagement de RATM est explicitement orienté à gauche, tendance communiste-marxiste. Les concerts du groupe sont l'occasion d'afficher portrait de Che Guevara, étoile rouge, slogans tirés de diverses guérillas sud-américaines. Nul doute, en regardant par exemple le DVD Live at the Grand Auditorium, que cela répond à une demande de la part du public qui vient aux concerts habillé pour mener une guérilla urbaine : foulards, masques à gaz, drapeaux. Tout ceci contribue à faire des concerts de RATM une tribune politique pour Zack de la Rocha qui entrecoupe les prestations du groupe de discours engagés et contestataires visant généralement à vilipender l'action du gouvernement des États-Unis et l'état du monde en général. Si l'ensemble est pittoresque et amusant, il n'en est pas moins gênant, compte tenu du cadre particulier que constitue un concert de rock. Les Rage n'ont-ils pas compris la dimension totalitaire du concert de rock ? Led Zeppelin avait pourtant montré, avec une certaine complaisance, combien le rapport dominant/dominé instauré au cours d'un concert entre la rockstar et son public pouvait être puissant. Pink Floyd avait mis en lumière cette aspect totalitaire et fascisant dans une mise en scène grotesque avec l'album et le film The Wall. Un concert de rock consiste tout de même à abrutir une foule consentante à coups de décibels, la rendant parfaitement docile, l'effet d'entraînement et de groupe étant à son comble. Que faire ensuite de cette foule ? L'inciter à l'insurrection, à la révolte, à la révolution ? C'est le parti que semble avoir pris Zack de la Rocha, ce qui est assez contradictoire avec le discours du groupe qui professe la libération des corps et des esprits : "And now ya do what they told ya/ Now you're under control", "When ignorance reigns, life is lost". Le bassiste Tim Commerford regrettera d'ailleurs la tournure prise par les concerts de RATM : "Le groupe est carrément devenu une espèce de groupuscule zapatiste. Alors que moi-même, je ne suis allé à Mexico qu'une seule fois dans ma vie, pour donner un concert avec Rage !" (in Hard N' Heavy, n°111, mai 2005).
Au-delà de la portée donnée aux appels à la révolte de Zack de la Rocha par le contexte du concert de rock, la difficulté réside également dans les textes eux-mêmes. Zack de la Rocha n'est pas le premier chanteur à tenter de transcrire via ses paroles une vision critique du monde. Joan Baez, Woody Guthrie, Joe Strummer, tous ont été tentés par le jeu de l'intellectuel engagé. "L'action de l'intellectuel est de démystification : il s'agit, pour lui, d'évaluer, de mettre en évidence le décalage existant entre les valeurs reconnues pour décisives par la société globale – c'est-à-dire par l'ordre dominant – et leur réalisation juridique, administrative et sociale. Il s'agit de développer, par la parole et par l'écrit, une critique de la réalité existante et cela au nom de la liberté." (François Châtelet, in Encyclopedia Universalis "Intellectuel et Société") Sur le papier cette définition paraît compatible avec la conception du rock comme vecteur de contestation. La musique rock est vécue assez intensément par l'auditoire adolescent pour constituer un vecteur d'identité. L'identité devant se construire contre (tuer le père, tout ça) la musique rock peut devenir un support d'engagement, à la fois individuel et collectif de résistance à la domination culturelle ou politique.
Pourtant la musique rock n'est sans doute pas un médium adapté à l'engagement politique. Compte tenu de la structure couplet/refrain inhérente à cette musique, les textes se doivent d'être courts, accrocheurs et facilement mémorisables. Cette structure adaptée à l'engagement intellectuel ne peut conduire qu'à l'écriture de slogans qui, tout bien écrits qu'ils soient, sont forcément réducteurs. Là où Sartre, Picasso ou Aragon disposent de la complexité du langage philosophique, pictural ou poétique, Zack de la Rocha écrit des chansons pop. Ses textes ne peuvent donc que se réduire à des prises de position assez simplistes. L'exemple le plus frappant est "Know Your Enemy" qui traite comme son titre l'indique de l'identification de l'ennemi, à savoir : "Yes I kow my enemies/ They're the teachers who taught me to fight me/ Compromise, conformity, assimilation, submission/ Ignorance, hypocrisy, brutality, the elite/ All of which are american dreams". Pour sincère que puisse être cette déclaration elle n'en est pas moins naïve et ne rend pas compte du réel dans toute sa complexité. Idem pour le tube "Killing In The Name" qui compte en tout et pour tout 8 lignes de texte.
On peut légitimement s'interroger sur la pertinence d'un engagement politique qui ne tiendrait qu'en si peu de mots répétés à un volume sonore élevé face à une audience entièrement acquise à la cause de Rage Against The Machine. Louis Aragon, qui incarne dans les années 30, pendant la 2e Guerre Mondiale et après la Libération l'intellectuel communiste, devra se rendre à l'évidence et accepter la réalité des crimes staliniens et condamner le régime soviétique qu'il soutenait activement. L'engagement politique nécessite une remise en question permanente. Il n'est pas fait que de certitudes et ne peut se résumer à un "Fuck you I won't do what ya tell me !" On peut se tromper, se contredire, se dédire. Cette simplicité mise en cause est d'autant plus problématique qu'elle s'exprime à grande échelle dans un cadre qui, comme vu précédemment, ne se prête pas à la réflexion mais plutôt au déchaînement hormonal. L'engagement est peut-être une chose bien trop complexe pour être laissée à la simplicité du rock.
Rage Against The Machine reste un album phénoménal. Mais on reste sceptique, même quant à la prétendue lucidité de RATM quand le groupe reprend "Street Fighting Man", l'hymne des Stones qui fait le constat de la vacuité de l'engagement d'un groupe de rock : "But what can a poor boy do/ Than to sing for a rock 'n roll band/ 'Cause in sleepy London town there's just no place for a street fighting man". Soit tout le contraire du discours des Rage tout au long de leur carrière. Alors n'ont-ils pas compris le sens du texte de Mick Jagger ou adhèrent-ils à ce constat défaitiste, reniant dès lors l'ensemble de leurs prises de position ? Ou alors peut-être qu'ils s'en fichent de tout ça et trouvent simplement que "Street Fighting Man" est une bonne chanson. Les Rage semblent d'ailleurs avoir totalement adhéré à cette morale en se reformant pour donner quelques concerts ultra lucratifs et se séparer. Tout ça pour ça ? Reste ce disque (et les suivants).