Greta Van Fleet
The Battle at Garden's Gate
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"Surtout ! Ne parlons pas de l’affaire Greta Van Fleet ! … Ils en ont parlé …". Toute proportion gardée, détourner cette fameuse caricature de Caran d’Ache, dessinée au moment de l’affaire Dreyfus, permet de mesurer l’ampleur des tensions et des polémiques autour de ce jeune groupe américain au sein du public rock.
D’un côté les "Anti", brocardant un ersatz de Led Zeppelin et surtout, les louanges de la critique et du public qui, il est vrai, ont souvent montré peu d’intérêt pour ce style musical (au-delà des grands noms) duquel ils ont annoncé plusieurs fois la mort. On leur donnera raison sur deux points : il est vrai que les premières productions du groupe suintent l’inspiration du Zeppelin par tous les pores, et qu’on peut très largement reprocher à la presse mainstream ou spécialisée dans les musiques actuelles, ainsi qu’à la population en générale, le contraste entre le peu d’intérêts porté sur le rock et les éloges pour Greta Van Fleet (mais à ce niveau, le groupe n’y est pour rien).
De l’autre côté, les "Pro", qui saluent le retour du Messie, la résurrection du rock, dans une parousie esthétique exaltée. Accordons leur qu’au regard de leur âge et pour des premiers essais, les membres de Greta Van Fleet étaient tout de même brillants, avec une maîtrise impressionnante de leur instrument (et surtout du chant, exceptionnellement interprété), et des compositions solides quoique très référencées. Bref, la séduction est tout à fait compréhensible.
Dans cette affaire marquée par l’engagement des grands noms du rock (Alice Cooper chez les "Pro" et semble-t-il, Liam Gallagher chez les "Anti"), j’étais d’une neutralité helvétique. En effet, c’était bien fait, mais ça manquait d’originalité par rapport au modèle bien trop présent. Une réponse de Normand, ni très emballée, ni hostile, souhaitant répondre aux uns "écoutez plutôt cela" et aux autres "citez-moi un groupe jouant ainsi au printemps de sa carrière". Pour autant, il est clair que c’était un phénomène devenu incontournable et qu’il faudrait se pencher sur leur nouvelle production quand elle pointerait ses notes.
C’est ainsi qu’arrivent en 2021 les premiers singles qui assurent la promotion de ce second album intitulé The Battle at Garden’s Gate … On tentera d’éviter les termes éculés tels que "maturité" ou "personnalité", mais il est clair que Greta Van Fleet propose ici quelque chose de plus abouti, de plus original, de plus riche, tout en demeurant les deux pieds plantés dans le jardin revival 1970’s – mais un peu moins dans les sillons de Led Zeppelin.
On trouvera bien sûr quelques éléments symboliques et esthétiques renvoyant à leur idole. Pour les cinquante ans de Led Zeppelin IV, le groupe reprend pour chaque morceaux des signes ésotériques qui avaient donné le surnom à l’album de 1971 ("Zoso"). De même, certains titres sonnent comme leur premier album donc comme leur parangon ("My Way, Soon", "Built by Nations" dont l’intro évoque à la fois celle de "Black Dog" et Judas Priest), tandis que le chant puissant de Josh Kiszka évoque toujours celui de Robert Plant. On remarquera néanmoins d’autres sources d’inspiration, sur "Tears of Rain" par exemple, entre "Angie" et "Hotel California", mais également une touche plus américaine mid-1970’s à travers des arrangements orchestraux enrobant les ballades ("Light My Love") ou les titres plus électriques. Entendez inspiration américaine dans son sens large : entre la voix, certains arrangements, les louvoiements entre le registre électrique et les légères inclinaisons progressives, il n’est pas rare que les Canadiens de Rush et surtout Triumph semblent mobilisés.
Ainsi, l’exceptionnel "Heat Above", qui ouvre l’album et qui était un des titres promotionnels, évoque sans peine Journey (dans sa première période et non sur son époque FM). Suite à sa magistrale introduction aux claviers analogiques, l’alliance entre ceux-ci et la guitare clean fonctionne parfaitement, le tout au service de mélodies somptueuses et de ruptures rythmiques toujours élégantes pour les mettre en relief. Josh Kiszka est ici impressionnant dans les variations dont il est capable, alternant puissance, voix rauque, douceur, travail sur l’ambitus … Il s’agit là du morceau qui m’a le plus transporté, mais il n’est qu’une des nombreuses compositions saisissantes qu’offre cet opus.
L’électrique et plus référencée "Built by Nations", que Rival Sons n’aurait pas renié, le heavy-prog’ de "The Barbarians" à l’introduction délicieusement surannée, l’atmosphérique et envoutant "Age of the Machine", le glorieux et subtil "Broken Bells" : vous avez là le nectar de l’album, l’ambroisie sonore confectionnée au sein des jardins des Hespérides où les jeunes rockeurs ont mené leur bataille musicale.
Au-delà de ces perles, l’album brille par des arrangements soignés et denses, et sa volonté de nous faire voyager dans des registres différents tout en gardant une homogénéité stylistique - "Stardust Chords" qui tente de percer à travers des sonorités et mélodies plus modernes, "Caravel" qui est beaucoup plus hard-rock. Bref, on parcourt l’opus dans un sentier tracé au cordeau, mais sa traversée est marquée par des péripéties surprenantes.
En outre, il faudrait tout de même dire un mot des musiciens et de leur performance. Nous avons déjà vanté les mérites de Josh Kiszka qui s’affirme comme un chanteur exceptionnel, mais il est loin d’être le seul qui assure brillamment son poste, comme l’illustrent les presque neuf minutes de "The Weight of Dreams" (et surtout la second partie instrumentale et soliste), un final grandiose après plus d’une heure intense de musique. En somme, les membres de Greta Van Fleet sont de bons compositeurs associés à de bons interprètes.
Chantres de l’écologie à l’image de Greta Thunberg (avec laquelle Gallagher a malicieusement feint une confusion), ils se font ici les hérauts d’une planète en souffrance : par manque de prise de conscience sur les ravages de l’exploitation sans borne de la nature, par manque d’engouement pour une musique populaire de qualité. Les paroles d’un côté, la musique de l’autre, ils répondent ici, à leur échelle, au malaise du temps, et ils le font brillamment : The Battle at Garden’s Gate danse avec l’excellence. Alors il y aura les grincheux, ils sont déjà sortis du bois : gageons qu’il s’agit souvent des mêmes adversaires que ceux de la jeune suédoise, et laissons s’évanouir leur opprobre dérisoire dans l’océan séculaire du "c’était mieux avant".