Opeth
Watershed
Produit par Mikael Åkerfeldt - Jens Bogren
1- Coil / 2- Heir Apparent / 3- The Lotus Eater / 4- Burden / 5- Porcelain Heart / 6- Hessian Peel / 7- Hex Omega
Il fallait bien que cela finisse par arriver… En rédigeant la critique de Sorceress, votre serviteur avait avoué sans fard être incapable de passer outre les growls de môssieur Åkerfeldt, non sans avoir insisté longuement et avec un certain acharnement sur la période 90’s - 00’s des cadors du death metal mélodique. Or depuis ce papier, de l’eau a coulé sous les ponts, pendant huit ans pour être exact, et voici poindre la critique de Watershed, preuve en est qu’en ayant insisté encore plus longuement et avec encore plus d’acharnement, le Rubicon a pu être franchi. Pour être exact, cette traversée s’est tout de même faite en catimini, sur cet album et cet album uniquement, le seul - perçu d’une oreille prudente, à tout le moins - qui se soit montré relativement modéré dans l’emploi des vocaux d’outre-tombe. Ghost Reveries, Deliverance, Blackwater Park, et on va arrêter là le supplice, ça reste toujours tout à fait impossible - et plutôt inintéressant, au demeurant, même (et surtout) en faisant preuve d’un minimum de curiosité. Mais Watershed a su se faire apprécier à force d’y revenir, entre intrigue, répulsion et fascination morbide. Et alors que The Last Will And Testament, quatorzième disque studio des suédois à paraître incessamment sous peu, voit le timonier à la barre se remettre au growl quand plus personne ne s’y attendait, quoi de plus logique que de reprendre les choses là où tout s’est arrêté, en 2008, juste avant le virage prog rock 70’s pur et dur d’Heritage, avec ce disque hallucinant qui voit l’horreur la plus grandiose flirter avec l’émotion la plus intime.
Est-ce à cause du changement de staff qui a eu lieu à l’époque que cet album-ci est plus simple (euphémisme) à appréhender ? En effet, Watershed marque le départ du guitariste soliste quasi historique d’Opeth, Peter Lindgren, remplacé alors par Fredrik Åkesson (encore en poste aujourd’hui), mais aussi celui du batteur Martin Lopez chassé par un autre Martin, Axenrot… qui vient d’ailleurs tout juste de se faire la malle. Oui, Opeth, c’est un peu compliqué à suivre, même si l’effectif avait fait preuve d’une troublante stabilité depuis 2010 jusqu’au départ d’Axe. Seule personnalité indéboulonnable du groupe, Mikael Åkerfeldt est aussi celle qui assure l’essentiel du songwriting, bien qu’ici Åkesson soit co-crédité sur le labyrinthique “Porcelain Heart”. Mais n’allons pas trop vite en besogne.
Quand on se frotte à un groupe de metal extrême - et quoi qu’on en dise, quels que soient les talents investis ici, quels que soient les (nombreux) genres musicaux abordés par le groupe, Opeth est, dans sa version originelle, un groupe de metal extrême -, quelques prérequis s’imposent. Si l’on peut anticiper que les grognements cadavériques d’Åkerfeldt vont avoir du mal à se digérer sur la durée, il est toujours possible de se focaliser sur la musique instrumentale pour laisser une chance à celle-ci de nous prendre par la main et de nous permettre de faire le tour du propriétaire du début à la fin. Autre précaution, partir sur un disque qui se montre, initialement tout du moins, modéré dans la crudité vocale, et c’est bien le cas de Watershed dans lequel le growl se fait attendre. On ne parle pas ici du fait que le disque commence sur de la folk acoustique (“Coil”, on y revient plus tard), non, ça va plus loin que ça : rien que le colossal “Heir Apparent” prend le temps de poser son ambiance mortifère à grands renforts de riffs glaçants, et ce bien avant que le monstre ne fasse son apparition. Dès lors, on peut se préparer à l’apocalypse, d’autant que ces growls, lents, martiaux et solennels, font preuve d’une troublante retenue. Vous pouvez essayer de vous enquiller “The Leper Affinity” (Blackwater Park) ou “Wreath” (Deliverance), je peux vous garantir que l’effet n’est pas le même, loin s’en faut. C’est certes un peu mieux avec “Ghost of Perdition” (Ghost Reveries), mais ça gronde, ça grogne et ça crache encore beaucoup, beaucoup trop à mon goût. Laisser du temps au temps, et qui sait : bientôt la critique de l’un des disques pré-cités ? Ne (plus) jamais dire jamais. En conclusion de ce point de vue tout personnel, osons avancer que Watershed est (sans doute ?) le disque d’Opeth le plus majestueux, le plus colossal, le plus impressionnant (pfiou, quelle production !), mais aussi le plus accessible car on y growle moins et (amha) beaucoup mieux qu’ailleurs. Allez, passons à la suite.
On aimerait s’imaginer les disques death d’Opeth comme des concepts-albums où l’archange Mikael répondrait au démon Åkerfeldt en une sorte de dialogue entre le ciel et les enfers, mais, sauf erreur évidente d’approfondissement de ma part, ce genre d’élément n’a pas été retrouvé sur Watershed, qui enchaîne donc des titres sans lien évident les uns avec les autres. Seule accroche commune, une propension assez hallucinante à nous faire voyager des ténèbres les plus glauques à la lumière la plus pure, le tout à grands renforts de blast beats infernaux, de riffs renversants et de giclées éparses de prog, de folk et de jazz à forte affinité 70’s. Une folk d’une enivrante pureté qui éclate avec douleur sur le déchirant “Coil”, entame aussi épurée qu’elle nous prend aux tripes. Tout ici bouleverse, le chant éploré d’Åkerfeldt auquel répond une Nathalie Lorichs habitée, les petits arpèges cristallins de gratte sèche, les seconde voix incarnées par de radieux hautbois, et même la basse à ce point discrète qu’on peine à la repérer initialement. Mon Dieu que c’est beau, que c’est touchant, que c’est sensible. Avec une entame pareille, comment ne pas laisser sa chance au disque ?
Eh bien cette chance, il va falloir s’y accrocher, parce que les grondements sourds qui concluent le titre préfigurent une calamité en approche, une calamité qui a pour nom “Heir Apparent”, et… alors je sais bien que ma culture en metal extrême se révèle assez limitée, mais bon sang, les accords d’intro sont aussi abominables que subjugants, portant un down tempo tout en distorsion d’outre-tombe, saturation malsaine et accords diminués terrifiants. C’est lourd, c’est dynamique, c’est d’une puissance dingue, d’autant plus quand un piano gracile (mais non moins malade) interrompt crânement cette agression en règle. Quand le titre se lance enfin (et la descente de cordes électriques glaçante nous avertit que là, ça y est, ça va vraiment commencer), quand le tempo s’accélère, quand les riffs s’échappent à la rotative lourde, quand le démon Åkerfeldt gronde avec charisme et autorité (faisant même taire la batterie, vérifiez si vous ne me croyez pas), eh ben ça déboîte sévère. Mais on aurait tort de s’imaginer que les 8min50 du morceau vont s’acharner à nous damner du début à la fin. D’abord, ce sont les instruments qui se débattent comme de beaux diables pour essayer de s’extraire des mares de boue où les forces obscures les ont englués. Riffs bargeots tout en mineures amputées, soli électriques chagrins (Åkesson dans ses premières grandes œuvres), et voilà que Jethro Tull est de sortie dans un duo guitare folk - flûte traversière qui laisse entrevoir une timide éclaircie dans la tempête. Quand l’ouragan revient, la violence monte encore d’un cran, ambiance terrifiante et mur de batterie épouvantable qui achèvent de nous plaquer au sol, et là-dessus, pouf, Axenrot change complètement son style de jeu, les frappes se transfèrent des pieds aux bras, le swing s’invite, et voilà qu’Opeth marie le prog et le jazz avec maestria sur un intermède qui se voit survolé par une slide gilmourienne. Dingue, ce titre, et on vous passe l’immense riff conquérant égrené en boucle qui le conclut avant de faire phagocyter par d’ignobles larsens aigus. Ouch, quel voyage. QUEL VOYAGE.
Vous en voulez encore ? Eh bien vous allez en avoir car le fabuleux “The Lotus Eater” est au moins aussi bon, quoiqu’encore plus éclaté et quelque part encore plus fou. La première minute de cette longue fresque effarante suffit à elle seule à donner le ton du disque : alternance incessante growl / voix claire (avec un chanteur qui se permet même quelques facéties, comme ces grognements cadencés et ses retenues de notes finales), grand riff ravageur en changement de tonalité, rythmique tour à tour suffocante et militaire, c’est du grand art tant dans la violence que dans l’émotion. Eh oui, car on y trouve plus loin un grand pont central épatant, d’abord effacé puis transporté par des allants jazz lançant une vibrante envolée lyrique qui se révélerait presque pop si les guitares ne se montraient pas aussi denses, d’autant que le morceau s’achève dans une épique cacophonie qui s’efface sur des samples vocaux effrénés ayant le don de vous flanquer un de ces malaises…
Allez, le milieu de l’album arrive et il est temps de faire une pause dans les agressions en tout genre. Quoi de mieux qu’une power ballad aux petits oignons pour se reposer les oreilles ? Check : ça, Opeth sait faire, et ça s’appelle “Burden”, c’est lyrique à souhait sans pour autant s’engluer dans la guimauve, c’est pétri d’orgue Hammond et de mellotron, ça se gave de parties solistes déchirantes qui se répondent en écho, et c’est magnifique, magnifique. Et que dire de ce final de déglingos avec la gratte sèche flamenco qui se désaccorde toute seule au fil des répétitions, créant un malaise de plus en plus insoutenable ? Une trouvaille aussi malaisante que géniale. Il fallait bien ça pour présenter le riff titanesque de “Porcelain Heart”, seule authentique pièce de death metal du disque où Mikael Åkerfeldt se contente de chanter - ce qu’il fait bien, l’animal, faut-il le rappeler. Les contrastes se montrent aussi saisissants que sur les autres morceaux, ça ferraille et puis ça s’arrête, ça bastonne et puis ça se cajole, et quand le calme s’installe, le mellotron se love dans les bois (les instrument, hein, pas la forêt) et le chant se pare d’une piquante fragilité. Vous voulez vous abreuver d’epicness mais vous n’avez pas envie que ça grogne ? Vous voulez goûter aux incroyables contrastes de cet album sans vous enfuir à toutes jambes ? Alors “Porcelain Heart” est fait pour vous. Soit dit en passant, cinq titres ont déjà passé et seulement deux sont dotés de growls : voyez comme l’équilibre se fait en faveur d’une moindre obscurité.
En revanche, si vous souhaitez vous faire surprendre par la violence, allez goûter à “Hessian Peel” qui début en forme de folk-song à la beauté mélancolique, avant qu’un prog drapé de violons et de mellotron ne s’invite au festin, lui-même remplacé par un bon vieux riff impérial servant une petite partition de piano toute timide… et là vlan, voilà qu’à mi-parcours le death ressuscite d’entre les morts et assassine à tout va avec sa raucité hystérique, mais bon sang ne saurait mentir, Åkesson a tôt fait de nous déballer un petit solo à la Petrucci et le groupe de se lancer dans une digression metal prog que ne renieraient pas les Dream Theater. Et alors que l’on croit le danger passé en même temps que les arpèges de gratte classique orientalisants se succèdent, la morceau s’achève dans la violence et la dissonance les plus inouïes. Rassurez-vous, “Hex Omega”, le dernier morceau de la liste, ne comporte lui non plus aucun growl. Si une certaine forme de majesté habite ses motifs heavy asymétriques, le titre brille surtout par sa matrice planante, presque psychédélique, à la limite même de la berceuse par instants. Une placidité étonnante au regard des effroyables décharges de bruit, de fureur et de malignité qui l’ont précédée. Certes, “Hex Omega” s’achève une fois encore sur un grand riff héroïque à la puissance dévastatrice soutenu religieusement par un orgue d’église, mais c’est le calme qui prédomine ici. Le calme ferme, sûr de son fait, capable de répondre à l’ire la plus délirante. Rideau, applaudissements.
Voilà, le Rubicon est bel et bien franchi, et oui, il m’a fallu près de quinze ans (quinze !) pour enfin rentrer dans ce disque et le prendre comme il est, dans sa globalité, avec ses saillies éblouissantes de grâce et ses maelstroms démoniaques à vous damner un saint. Watershed a réussi là où nul autre n’aurait pu ne serait-ce qu’attirer mon attention, il n’a eu de cesse de me faire revenir à lui jusqu’à obtenir une conversion pleine et entière - à sa cause seule, mais c’est déjà beaucoup. Si vous êtes comme moi étranger aux mœurs du metal extrême, essayez quand même de vous frotter à ce monstre en apparence indomptable mais qui, çà et là, offre à l’observateur des fêlures auxquelles il faut se raccrocher pour se laisser embarquer dans ce tourbillon de sons et d’émotions. Quant aux anciens convertis, il ne m’auront pas attendu pour crier au chef d’œuvre, et aujourd’hui, c’est à mon tour de me joindre à eux. Pas question pour autant de renier mes anciennes chroniques : il y aura toujours une place de choix pour les Heritage, Pale Communion et autres Sorceress dans mes playlists, mais Watershed vient surplomber tout cela par l’ampleur phénoménale de ses contrastes sonores et stylistiques et la puissance inouïe de son écriture. Une nouvelle référence en attendant The Last Will And Testament, car oui, maintenant qu’on en est arrivé là, pas question de descendre du train en marche.
A écouter :
- Pour les connaisseurs et les initiés : tout, tout, tout, absolument tout
- Pour les âmes sensibles et les cœurs fragiles : "Coil", "Burden"
- Pour les néophytes aventureux : "Porcelain Heart", "Hex Omega"
- Pour les égarés durs à cuire qui veulent en prendre plein les esgourdes (et c'est vraiment là que ça déboîte) : "Heir Apparent", "The Lotus Eater", "Hessian Peel"