Emerson, Lake & Palmer
Emerson Lake & Palmer
Produit par Greg Lake
La notion de supergroupe date de la fin des années 1960. En résumé, c’est un rassemblement de musiciens, souvent brillants et déjà connus par ailleurs, réunis afin de créer une formation dont la plus-value (commerciale autant que musicale) serait apportée par cette association. Cream, Blind Faith, Crosby Still Nash & Young, Rhinoceros (pour le plaisir de citer ce groupe oublié), vous connaissez forcément l’un d’entre eux. Le rock progressif est devenu friand de ce genre de projet, pensez à Transatlantic et Sons of Apollo, et Emerson Lake & Palmer est sûrement le supergroupe le plus connu dans cette catégorie.
Il faut donc présenter rapidement les trois compagnons. Keith Emerson, le claviériste, vient de The Nice (qui était déjà plus ou moins un supergroupe). C’est un musicien talentueux dont les digressions vers le jazz et la musique classique marquent fortement l’esthétique d’ELP. Il domine clairement ce premier opus. En fait, la nouvelle formation semble vraiment être la suite logique et aboutie de The Nice. On a déjà rencontré Carl Palmer sur le site : c’était l’impressionnant batteur d’Atomic Rooster sur leur premier album. Enfin, le bassiste/guitariste et chanteur Geg Lake avait assuré ces postes sur les deux premiers albums de King Crimson. Ce sont donc trois pionniers du rock progressif, acteurs d’albums exceptionnels, qui se sont rassemblés.
ELP a une réputation ambivalente. D’une part, il est reconnu que techniquement, il s’agit peut-être du groupe le plus inattaquable de l’histoire du rock progressif. En effet, si vous voulez mettre un terme au mépris à l’égard du rock, faites écouter au snob une seule minute du groupe pour la plonger dans un mutisme honteux (bien que votre interlocuteur puisse se demander s’il s’agit bel et bien de rock…). D’autre part, il représente également tous les excès qu’on peut reprocher au rock progressif. Rappelez-vous … A peine formés, ils reprennent "Pictures at an Exhibition" de Moussorgski dans une version arrangée par leurs soins pour le festival de l’Ile de Wight d’août 1970. Leur performance dure plus d’une demi-heure, dans ce qui ressemble à une pure démonstration technique. Il n’empêche, à l’époque, ils obtiennent rapidement une aura solide – bien soutenue par la presse et les labels – et sortent un premier album à la fin de l’année 1970.
Evacuons tout de suite le tube "Lucky Man", puisqu’il ne ressemble pas du tout au reste de l’album. Une vraie réussite, n’en déplaise aux grincheux. C’est une ballade subtile dont on peut saluer le solo de Moog qui donne des frissons. Un titre final qui permet à l’auditeur de souffler après s’être perdu dans les notes du trio.
En effet, ce premier opus est ambitieux et annonce déjà la direction esthétique choisie par le groupe. La qualité de l’interprétation et des arrangements de grands compositeurs de la musique savante (ici Bartók, Janacek, Bach sur "The Barbarian" et "Knife-Edge"), dans la lignée des Nice, est saisissante. L’utilisation des claviers analogiques (Hammond, Minimoog …) est remarquable, Emerson leur donne leurs lettres de noblesse : « The Barbarian », saisissant et terrible, est un manifeste. Mais le côté rock est bien présent, voire même pop, en témoigne "Knife-Edge" qui pose presque des riffs de hard-rock aux claviers, avec un solo baroque sublime. Blackmore ne faisait-il pas la même chose cette année-là ?
Néanmoins, l’album est également un peu abrupt, et tombe parfois dans une démonstration ("The Three Fates", en particulier) qui néglige l’originalité, le travail dans la structure, la mélodie. Et finalement, c’est quand le groupe se met au travail comme un seul homme et compose un titre original qu’il parvient à soulever des montagnes (Greg Lake à la composition mais les trois ont participé aux arrangements). "Take a Pebble" mêle des passages très progressifs avec un chant au poil, d’autres moments folks, des excursions vers la musique savante et un jazz ampoulé. Peut-être que sa seconde partie traîne un peu en longueur, mais c’est tout de même une franche réussite.
ELP parvient donc à déclarer au public ses intentions dès son premier album … novateur … grisant ! Il n’est pas dénué de défauts, mais il ne manque pas non plus d’ambition. Les tâtonnements des années 1960 pour unir le rock et la musique classique trouvent enfin un accomplissement dans l’hybridation bien plus convaincante que dans la superposition forcément bancale. Il fallait bien trois artisans accomplis pour la réaliser.