Klaus Schulze. Le rêve éveillé
Au sein du Krautrock, Berlin s'est distinguée par son goût pour la lutherie électronique, analogique puis numérique, si bien que la ville fut le berceau de certains des groupes et des artistes les plus novateurs dans ce qu'il convient d'appeler le rock puis la musique électronique. Emmanuel Saint-Bonnet nous a déjà relaté les aventures de Tangerine Dream, l'ambitieuse formation d'Edgar Froese, et il poursuit désormais sa quête narrative avec un portrait de l'œuvre de Klaus Schulze, brièvement batteur au sein du combo susnommé. Aux côtés (et peut-être même à l'avant-garde) de Vangelis, de Tim Blake et, dans un registre plus lisse, de Jean-Michel Jarre, le compositeur allemand est considéré à juste titre comme un des pères révolutionnaires des musiques populaires des 70s. Sans lui, pas de musique électronique - pour le meilleur et pour le pire.
Très bien écrit, l'ouvrage s'organise selon la discographie de l'artiste (studio, live, coffrets et BO), et permet de revenir sur la gestation et la réalisation des pièces mineures comme majeures de Schulze, parmi lesquelles nous citerons Timewind (1975) et Moondawn (1976) pour qui voudrait pénétrer cette œuvre pantagruélique. Les pochettes servent d'illustrations en première page de chaque chapitre, comme sur l'ouvrage précédent.
Parfait manuel d'exploration des albums de Schulze, le livre fait la part belle aux réflexions esthétiques du musicien, dans son rapport à la musique live, à sa formation et à ses inspirations, et surtout aux évolutions technologiques empruntées par l'artiste et plus ou moins heureuses selon les périodes, allant du Big Moog au tournant numérique. Nous le voyons ainsi adopter le Moog IIIP pour devenir le "Wagner électronique", mais aussi se fourvoyer sur Dig It (1980) en surestimant le potentiel des ordinateurs, comme il le reconnut lui-même. A travers la figure de Klaus Schulze se dessine en fait les circonvolutions de la scène berlinoise durant plusieurs décennies, avec ses errements et ses triomphes, ses phases planantes et ses fêtes techno. En effet, l'auteur insiste avec passion sur l'ensemble de la carrière du musicien au point de dédier certains de ses plus longs chapitres aux années 1990 et 2000.
On appréciera les détours par certains épisodes croustillants mais non anecdotiques de sa carrière, du scandale psychédélique des Cosmic Jokers à la réalisation de l'OST d'un film pornographique en passant par les stratégies hasardeuses du patron de Virgin. La mise en avant de ses liens avec la musique savante (Mozart, Bach, Wagner, Chopin, Beethoven...), la littérature et le monde du cinéma dressent le portrait d'un artiste total et plus largement, de la créativité formidable de la période (comprendre surtout les 70's). Enfant du siècle, Schulze est aussi en lutte avec des démons qui hantent largement l'historie du rock - les drogues (en l'occurrence l'alcool), les labels et peut-être l'hybris - mais la personnage n'en reste pas moins très attachant tout au long de cette biographie.
Avec ce nouveau livre, Le Mot et le Reste commence à posséder une belle collection d'ouvrages sur le Krautrock, composée d'une synthèse de monographies de plusieurs groupes, entre celles réalisées par Eric Deshayes et celles d'Emmanuel Saint-Bonnet. Nul doute que ce dernier n'a pas encore écrit son dernier mot à ce sujet.
Emmanuel Saint-Bonnet, Klaus Schulze - Le rêve éveillé, Marseille, Le Mot et le Reste, 2024, 224 pages. 21 euros.