
Bohemian Rhapsody
Date de sortie : 24 octobre 2018
Studio : 20th Century Fox
Genre : biopic
Réalisation : Bryan Singer
Scénario : Anthony McCarten
Casting : Rami Malek, Lucy Boynton, Gwilym Lee, Ben Hardy, Joe Mazzello, Aidan Gillen, Allen Leech, Tom Hollander, Mike Myer...
L’exercice du biopic, musical qui plus est, s’avère toujours un exercice particulièrement casse-gueule, le réalisateur / porteur de projet devant sans cesse trouver un point d’équilibre entre documentaire et œuvre cinématographique, réalité et fiction. L’idée même de vérité et d’authenticité doit ainsi se confronter en permanence à l’intérêt narratif, la progression scénaristique, la condensation des événements et la nécessité de recourir à des scènes plus ou moins choc de manière à marquer la conscience du spectateur. Trouver le bon moment pour commencer le film, celui pour l’arrêter, les éléments marquants de la vie privée du sujet, de sa carrière, etc. À ce compte-là, Bohemian Rhapsody, qui relate la vie, la gloire, la décadence et la renaissance du cultissime chanteur de Queen, alterne l’excellent et le médiocre.
Nul doute que la genèse douloureuse du projet compte pour beaucoup dans le semi-échec (ou la semi-réussite, selon que l’on souhaite voir le verre à moitié vide ou à moitié plein) de ce film particulièrement attendu par l’ensemble de la rockosphère. Le projet de long métrage traîne en effet depuis 2010, avec tout d’abord casté dans le rôle-titre le truculent Sacha Baron Cohen qui a fini par se désister trois ans plus tard pour cause de “différend artistique”. L’acteur connu pour ses prestations de Borat et d’Ali G voulait imprimer une vision plus trash et sexuellement décadente au chanteur de Queen, qui n’a pas plu du tout aux autres membres du groupe, Brian May en tête. Il faut attendre 2016 pour que soit engagé à sa place Rami Malek, essentiellement connu par sa prestation saisissante dans la série Mr Robot. Un an plus tard, alors que le film est quasiment bouclé, le réalisateur Bryan Singer, emporté en pleine tourmente Weinstein tandis que des révélations de viols le concernant refont surface, se voit remercié par la production - officiellement pour mésentente avec l’équipe des acteurs et des techniciens - et remplacé par l’anonyme Dexter Fletcher. Avec une gestation aussi tourmentée, pas étonnant que le film ne soit pas exempt de défauts.
Car des défauts, il y en a pléthore. Si l’aspect visuel tient ses promesses, avec une reconstitution scrupuleuse des 70’s et des 80’s anglaises, le fond scénaristique, convenu au possible, ne ménage guère de rebondissements, outre une sacrosainte “descente aux enfers” marquée par la déchéance toxicologique et artistique de Mercury, alors entouré de sycophantes peu scrupuleux, qui finit par aboutir à un “triomphe” inespéré représenté par la monumentale prestation de Queen au Live Aid de 1985, encore aujourd’hui considéré comme le concert le plus phénoménal de tous les temps. Éculée, l’entourloupe scénaristique a au moins l’avantage d’une certaine efficience, bien que se heurtant bien vite à la réalité des faits. D’une, et malgré les rumeurs ayant circulé à l’époque, il n’a jamais été question d’une séparation de Queen lorsque Freddie Mercury a souhaité tenter son expérience solo : avoir monté ce ressort en épingle s’avère hautement inexact. De deux, Queen - et son chanteur - n’ont pas succombé au lendemain du Live Aid. Le groupe a encore sorti trois albums (A Kind Of Magic, The Miracle et surtout Innuendo) et accompli une tournée des stades monstrueuse en 1986 (cf l’exceptionnel Live At Wembley), sans parler du second album solo de Mercury, Barcelona, enregistré en duo avec la ténor espagnole Monserrat Caballé, au succès autrement plus triomphal que le médiocre Mr Bad Guy. Plus ennuyeux, le traitement de la maladie mortelle de l’anglo-zanzibarien apparaît on ne peut plus fallacieux. Si nul n’ignore que Freddie Mercury a succombé au SIDA en 1991, il apparaît dès lors ridicule, au bas mot, de prétendre que le chanteur se savait séropositif dès 1984, lors de l’enregistrement de son premier disque à Munich, et par extension de s’en ouvrir à ses coéquipiers avant le Live Aid, quand on sait la gravité et l’évolutivité de cette affection à l’époque. En réalité, Mercury a annoncé sa maladie à ses proches uniquement en 1988, et il en est décédé trois ans plus tard au prix d’une lutte acharnée totalement passée sous silence dans le biopic. Pire que tout : pourquoi avoir fait l’impasse sur Innuendo, sur la souffrance du leader alors contraint de puiser dans ses ultimes réserves pour être capable de chanter en studio, sur la tragique vérité des paroles de “The Show Must Go On” ? Sans doute par peur de sombrer dans le misérabilisme, moyennant quoi, au contraire et avec un minimum de savoir-faire, le spectateur se serait vu confronté à nombre de qualités de l’intéressé : sa volonté, son obstination, son courage. Dommage.
Bohemian Rhapsody est un film sur Freddie Mercury, pas sur Queen. Malgré tout, si l’on comprend la nécessité de passer sous silence les débuts scéniques (anecdotiques) de Farrokh Bulsara (vrai nom de Mercury) avec Ibex, Wreckage et Sour Milk Sea, on peine à pardonner les invraisemblables ellipses consenties à la carrière de la Reine : nul mention de sa productivité délirante, ce qui fait que l’on a l’impression qu’A Night At The Opera est le deuxième album du groupe, tandis que l’on switche ensuite quasi-directement sur News Of The World avec “We Will Rock You” (et même pas “We Are The Champions”) et que l’on croit limite qu’”Another One Bites The Dust” se trouve sur le même disque. Par ailleurs, le traitement des relations au sein du groupe se montre assez étonnant, très british dans les dialogues, mettant en valeur le côté intello de la bande - on n’arrête pas d’insister sur le diplôme d’astrophysique de Brian May - mais pour le coup sonnant parfois un peu creux ou artificiel. Artifice visant à créer une mise en perspective avec la condition socio-professionnelle précaire et le niveau d’étude médiocre de Mercury, mais une simple référence aurait suffi, et en l’occurrence, le running gag a du mal à convaincre sur la durée. De même, la séparation d’avec Trident Records ressemble à une scène de théâtre un rien surjouée et mélodramatique, au point de nous faire douter de la véracité des faits. Seul intérêt d’un tel traitement : la blague du gérant de label véreux qui insulte copieusement le groupe par la fenêtre en leur garantissant que “Plus personne n’entendra parler de Queen”, et le même olibrius qui, au fond du trou, assiste sur son poste de TV à la retransmission du Live Aid. Mouais. Notons enfin, sur un plan plus personnel, l’édulcoration (relative, tout de même) des mœurs sexuelles de Mercury, avec un passage sous silence de ses folles nuits new yorkaises dans les boîtes gay branchées à la fin des 70’s et une love story commode troussée entre le chanteur et Jim Hutton, son dernier compagnon en date, relooké en serveur travaillant pour un traiteur privé londonien alors que les deux hommes se sont là encore rencontrés lors de partys délurées dans la Grande Pomme. À ce stade, vous voyez que nous ne sommes plus à deux approximations près.
Mais ne boudons pas notre plaisir, car Bohemian Rhapsody, malgré les réserves énoncées précédemment, vaut le coup d’œil et le déplacement. Car l’essentiel est là : le rock n’ roll. Toutes les reconstitutions scéniques s’avèrent particulièrement réussies, en particulier les quinze dernières minutes du film consacrées au Live Aid, chaque acteur incarnant à la perfection son alter ego sur les planches. C’est bien évidemment vrai pour Rami Malek : les louanges adressées par tout le monde au Californien sont amplement méritées tant il incarne Freddie Mercury jusqu’au bout des ongles, saisissant de mimétisme, de charisme, de magnétisme. Une prestation hallucinante qui, on l’espère vraiment, lui vaudra un oscar. Mais c’est également vrai pour les trois autres larrons par ailleurs très bien castés. L’alchimie opère devant la caméra, la collusion apparaît évidente tant dans les bons moments que dans la douleur. Sans doute une grosse exagération est-elle à déplorer quand Freddie revient la queue entre les jambes auprès de May après son expérience munichoise malheureuse, mais la scène qui en découle, drôle et jubilatoire, nous pousse à pardonner cet écart. L’autre grande réussite du film concerne toute la sphère privée du chanteur, sa relation compliquée avec son père (avec quelques scènes très poignantes et émouvantes) mais surtout le lien étrange et inexplicable qui le lie à Mary Austin, celle qui a inspiré la chanson “Love Of My Life”, la jeune femme n’ayant jamais abandonné Mercury même après qu’il lui ait révélé son homosexualité, emménageant auprès de lui à Londres, lui rendant souvent visite et entretenant avec lui des rapports plus qu’amicaux. Le réalisateur parvient ici à décrire cette relation dans toute sa complexité, sans jugement ni faux semblant. Réussite enfin que d’avoir tissé avec une certaine acuité la toile de l’entourage néfaste de Mercury, au premier rang desquels Paul Prenter dont la mauvaise influence a failli coûter sa carrière à Farrokh Bulsara. À signaler un caméo succulent de Mike Myers en Ray Foster, un ponte de chez EMI, quand on sait que l’acteur a largement contribué à remettre Queen sur le devant de la scène lors de la célèbre scène de headbanging sur “Bohemian Rhapsody” dans le film Wayne’s World (1991). Dommage en revanche que le film ne s’attarde sans doute pas suffisamment sur l’amitié du chanteur avec le DJ Kenny Everett, et que le personnage de Roy Thomas Baker, producteur des meilleurs albums de Queen, n’apparaisse pas dans le film (alors que son alter ego des 80’s, Reinhold Mack, est bien présent).
Somme toute, Bohemian Rhapsody, quoique bourré de défauts, d’inexactitudes et de raccourcis, gagne à être vu et ne pourra que transporter tous les fans de Queen. Même si la critique cinéma l’a durement enfoncé, le public a répondu présent avec enthousiasme : à l’heure où ces lignes sont écrites, BR s’est d’ores et déjà hissé sur la plus haute marche du classement des biopics les plus rentables de l’histoire du cinéma, et ce ne peut pas être le fruit du hasard. Le film est encore à l’affiche, alors si vous n’êtes pas encore allé le voir, il vous reste quelques jours pour vous faire votre propre idée.
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