Peter Gabriel
I/o
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1- Panopticom / 2- Playing For Time / 3- The Court / 4- Four Kinds of Horses / 5- i/o / 6- Love Can Heal / 7- Road To Joy / 8- So Much / 9- Olive Tree / 10- This is Home / 11- And Still / 12- Live and Let Live
Où le chroniqueur en perd sa Lune
Quand on partage sa vie avec une légumière qui confie son précieux potager aux cycles lunaires, on prend l’habitude de calculer le temps qui passe en huit phases (1) harmonieuses qui complètent un cycle vital et naturel de 29 jours, 12 heures et 44 minutes.
En 2023, chaque pleine Lune (la cinquième phase du cycle de huit) aura vu ma légumière trouver difficilement le sommeil et Peter Gabriel éditer un titre de I/O. Si fait que c’est la première fois de ma vie que je découvre un album que je connais déjà par bribes et presque par cœur. C’est d’autant plus déroutant que, lors de sa récente tournée, l’Archange a déjà régalé ses spectateurs privilégiés en interprétant sur les scènes du monde l’essentiel de son nouveau répertoire.
Mais ce sentiment de "connaissance" n’était qu’une illusion. Parce que l’écoute de l’album redevient une découverte. Lors d’un spectacle de magie, on sait tous et toutes qu’il y a un lapin caché dans le chapeau mais on crie toujours "Oh !" quand le lapin apparaît.
Ici, c’est un très (très) gros "Oh !" parce que le lapin est de dimension stellaire.
I/O est une tuerie absolue. Absolue mais aussi abstruse puisque l’Archange n’a pu choisir son mixage final. Le coffret contient deux fois les mêmes titres mixés de deux façons différentes (2). Il y a le "Bright-Side Mix" de l’Anglais Mark Stent (3), un sculpteur qui s’empare de la matière (faite de son et d’émotions) pour construire un voyage et le "Dark-Side Mix" de l’Américain Tchad Blake (4) un peintre assembleur d’images soniques.
La musique de Peter Gabriel est devenue plurivoque… et définitivement universelle.
Ainsi, par la grâce de l’Archange, le rock, réalisant le plus grand écart qui soit en 68 années d’existence, est passé du statut de musique de danse pour Honky-tonk bouseux de Nashville à celui d’expression totale qui englobe tout le spectre sonore connu (et audible).
Où il faut se farcir une parenthèse historique comme les aiment les vieux chroniqueurs
Tout ça, c’est la faute de Marion Keisker. C’est elle qui a présenté Elvis Presley à son patron, Sam Cornelius Philips. Marion Keisker. Une brunette, féministe militante avant la lettre. Le 18 juillet 1953, en phase de lune croissante, elle a eu une "intuition" lorsqu’un gamin – Elvis Presley – est entré dans le petit bureau de la firme Sun.
Douze mois plus tard, le 5 juillet 1954, en phase de Lune croissante à nouveau, une étincelle a jailli entre un drumming trop binaire, une guitare électrique trop énervée et une voix qui hésitera longtemps entre ténor et baryton. Le rock était né. A cause (ou par la grâce) de Marion Keisker.
Et, soixante-dix ans plus tard, I/O débarque dans nos vies de rockers. Comme une parenthèse qui se ferme. Ou une parenthèse qui s’ouvre…
Où l’on apprend que nous sommes tous et toutes une joyeuse parcelle du Grand Tout
En guise de "chapeau" éditorial, Peter Gabriel a choisi de mettre en exergue sur I/O la sentence "Just A Part Of Everything" qui résume magnifiquement l’essence de son dixième album personnel (en 46 ans de carrière solo). L’opus est fait d’optimisme, d’amour, d’humanité (en ce qu’elle comprend des parts d’ombre et de lumière), de justice et d’injustice, de temps qui passe, de mort et d’espoir… Surtout d’espoir, un ingrédient qui nous manque cruellement en ce début de siècle qui prend souvent des allures de fin de cycle civilisationnel (on revient toujours aux cycles).
C’est que nous sommes tout sauf éternels ; chaque instant qui passe est par conséquent une édition strictement limitée. Alors, Carpe Diem, frères et sœurs !
Toujours dans l’esprit du grand écart rock, la musique de I/O est totalement intemporelle tout en étant à la pointe actuelle de la technique sonique. Tous les musiciens et musiciennes (classiques, électriques, électroniques, ethniques, …) sont beaux et belles. Je sais que ce n’est pas un critère sonore mais, interprétée comme elle l’est ici, cette musique rend tout qui l’entend, la comprend ou la joue meilleur et beau. Peut-être même plus intelligent.
Et, bien évidemment la plus fidèle phalange de Gabriel se tient à ses côtés en formation de combat : David Rhodes (guitare), Tony Levin et Manu Katche, le meilleur batteur- percussionniste du monde. L’étrange mais élégant Brian Eno n’intervient pour sa part que sur quatre titres.
L’Archange est au sommet absolu de son art. De son art de composition et de son art d’interprétation. Sa voix prend mille visages (pour paraphraser Gene Simmons sur son premier album solo) en fonction des nombreuses émotions véhiculées. Cette virtuosité nous rappelle que, durant la période la plus productive de Genesis, Gabriel pouvait déjà interpréter "naturellement" (et parfois même au sein d’un même titre) un ahurissant catalogue de personnages plus invraisemblables les uns que les autres.
Mes préférences vont à (dans l’ordre) "And Still" (5), "Playing For Time" (6), "The Court", "Love Can Heal", "Panopticom" et "This Is Home". Mais il s’agit d’un choix éminément subjectif parmi vingt-quatre titres (deux fois douze) qui représentent notre magnifique héritage d’un des plus merveilleux artistes engendrés par la musique du Diable.
Il est inutile d’attendre une prochaine pleine Lune pour écrire que nous tenons ici l’opus le plus abouti de toute la carrière de Peter Gabriel et, probablement, l’un des plus remarquables objets d’art de ces anxiogènes années vingt.
Où l’on parle (brièvement) d’Art Majeur
Cité au début de la chronique, l’énigmatique Docteur Futurity parle rarement de Grand Art. Mais l’expression est ici bien choisie (raison pour laquelle je l’ai accaparée). I/O évolue au-delà de la "chose musicale".
On y voit du cinéma. On y entend de la danse. On y ressent des paysages. On y distingue des peintures. L’album, déjà paré d’un artwork intrigant, contient en bonus un livret où sont reproduites douze œuvres d’artistes d’horizons très divers qui forment un superbe patchwork d’inspirations contemporaines (7).
Où il ne faut surtout pas poser un choix
Certains cercles mondains bruisseront probablement de conversations passionnées, entre deux Fernet Branca, au sujet du meilleur choix à opérer entre la version "Bright" ou la version "Dark" de I/O.
En réalité, le petit rocker (qui préfère de toute façon le houblon au Fernet Branca) n’a pas de choix à opérer. Les deux versions sont une part essentielle du Tout.
A titre strictement personnel, j’écoute plus volontiers la version "Dark-Side Mix" parce que j’y retrouve ces petites aspérités que j’apprécie en musique.
Il en ira de l’humeur de chacun et chacune.
Humeur à sculpter ou Humeur à peindre.
Dans l’ordre ou Dans le désordre.
Parfois bright, Parfois dark
Parfois oui, Parfois non.
Parfois I, Parfois O.
I/O.
(1) Nouvelle lune - Premier croissant - Premier quartier - Gibbeuse croissante - Pleine lune - Gibbeuse décroissante - Dernier quartier - Dernier croissant
(2) Le coffret deluxe contient une troisième version "In-Side Mix" de Hans-Martin Buff.
(3) Il a collaboré avec Madonna, Paul McCartney, Lady Gaga, U2, Depeche Mode, Coldplay, Muse, Oasis, Keane et Massive Attack…
(4) Il a travaillé avec Arctic Monkeys, Bonnie Raitt, Crowded House, Elvis Costello, Pearl Jam, Sheryl Crow, Suzanne Vega, T-Bone Burnett, The Bangles, The Black Keys, The Dandy Warhols, The Pretenders, Tom Waits, Tracy Chapman et U2…
(5) La partie orchestrale de ce titre est la pièce de musique dite "classique" la plus sensible que j’aie entendue depuis… très longtemps. Cette partie a été composée en hommage à Edith Irene, la maman de l’Archange (car les Archanges ne naissent pas de la simple volonté des Dieux de la musique).
(6) Comme "Four Kind Of Horses", cette composition nous rappelle que Peter Gabriel, après avoir hésité entre le chant et le cinéma, a composé plusieurs musiques de films.
(7) Sauf erreur de ma part, la paternité de cette association "image et son" reviendrait à Brian Eno et Peter Schmidt (album Before And After Science en 1977). Pour I/O, Peter Gabriel a fait appel à douze artistes différents qui ont illustré un titre. "Soundsuit", la contribution de Nick Cave est assez exceptionnelle. "Red Gravity" de David Spriggs, "Colour Experiment n°114" de Olaffur Eliason, "A Small Painting Of What I Think Love Looks Like" de Antony Micallef et "And Still (Time)" de Megan Rooney valent aussi le déplacement.