Nick Cave & The Bad Seeds
Skeleton Tree
Produit par Nick Cave, Warren Ellis, Nick Launay
1- Jesus Alone / 2- Rings Of Saturn / 3- Girl In Amber / 4- Magneto / 5- Anthrocene / 6- I Need You / 7- Distant Sky / 8- Skeleton Tree
Peut-on décemment écouter Skeleton Tree ? N'y a-t-il pas quelque chose de malsain, un soupçon de voyeurisme dérangeant au moment d'écouter cet éloge funéraire intime et déchirant que Nick Cave décide tout de même d'enregistrer ? Et que penser réellement de tout ça, la vision éprouvante de ce père endeuillé, meurtri par l'impensable, filmé et enregistré dans le purgatoire du studio ? Tant de questions pour un album très attendu que la plupart des critiques internationaux (Pitchfork, The Guardian, Telegraph, The Independent, London Evening Standard, NME, Paste, Slant Magazine ou encore Clash) qualifient d'emblée de "masterpiece", autrement dit "chef d'oeuvre". Encore une fois, l'homme prouve, par sa capacité innée à se sentir concerné par des faits divers macabres, son inaptitude à recentrer son attention sur l'essentiel. Car Skeleton Tree n'est pas un chef d'oeuvre musical. Explications.
Retour à ce terrible mois de juillet 2015. Arthur Cave, fils de Nick, se tue en chutant d'une falaise à Ovingdean Gap à l'âge de 15 ans. Au moment du drame, il est sous l'emprise de LSD. Anéanti par la décès soudain et inimaginable de son fils, Cave se retire de la vie médiatique. Lui qui brille déjà par une discrétion à toute épreuve en temps normal, se terre dans un profond mutisme publique dont il ne ressortira qu'un an plus tard, à la surprise générale. Si l'album Skeleton Tree est plutôt bien avancé au moment du drame, sa sortie n'en est pas moins largement, et très logiquement, remise en cause. Selon ses propres dires, Cave a "perdu la foi" en son travail, en ses titres précédemment composés et enregistrés. Pourtant, pas moins de deux semaines après la mort d'Arthur, Nick Cave et sa fidèle graine Warren Ellis entreprennent de continuer cet album. Les sessions reprennent, dans un premier temps à Brighton, puis à La Frette-sur-Seine dans le Val d'Oise durant l'automne avec le producteur Nick Launay (Gang Of Four, Killing Joke, Arcade Fire) déjà aux manettes de l'exceptionnel Push The Sky Away, pour se terminer dans les Air Studios de Londres en compagnie des ingénieurs Kevin Paul et Jake Jackson. Nous sommes début 2016, et c'est à ce moment-là qu'Andrew Dominik filme avec un réalisme subjuguant les ultimes moments d'un des albums majeurs de l'année.
Un effort événement, statut indéniable malgré le bagage bondé d'histoires sordides qu'il amène avec lui. Mais plus qu'un seizième disque dans la discographie déjà bien fournie de Nick Cave & The Bad Seeds, Skeleton Tree est l'album sujet du documentaire poignant One More Time With Feeling, titre emprunté aux paroles du morceau "Magneto":
"In love you move, I move and one more time with feeling".
One More Time With Feeling ou l'espérance d'un dernier au-revoir. Les images sont noires et blanches, la rhétorique coincée entre la mort et la vie. Tout un symbole. Deux heures intenses dans l'intimité d'un homme blessé, entouré de ses indéboulonnables compagnons de route, amis sur scène comme dans la vie. Cave évolue dans cet aéré décor grisé au milieu de ses mauvaises graines comme le maestro au sein de l'orchestre. Austère et particulièrement vide, le studio semble figé, cassé par les quelques notes sporadiques et éphémères d'un piano plombé par le chagrin. Le film offre régulièrement des instants de pure photographie que Cave narre parfois lui-même comme pour mieux imprimer de sa présence ineffable et fantomatique ce délice visuel, d'une beauté à couper le souffle, qui étoffe brillamment son minimaliste complément musical. Rarement un documentaire, pourtant peu conventionnel en terme de réalisation - un pari 3D particulièrement osé - aura été aussi indispensable à la compréhension d'un disque que One More Time With Feeling.
D'autant que Skeleton Tree est difficile à appréhender, à apprivoiser, à apprécier. Considérer Skeleton Tree comme un album de deuil est un raccourci erroné et racoleur qui vise uniquement à faire sombrer le lecteur dans la torpeur de son auteur, à faire fructifier une sorte d’apitoiement malvenu et à se lancer dans un délirant concours de superlatifs noirs et macabres pour évoquer la dite galette. Si Cave a façonné son disque après le drame, son principal constituant avait été élaboré en préambule de celui-ci, et ce sans rejeter aucun de ses préceptes favoris. Ses paroles, déjà, sont toujours cette même prose torturée, métaphysique et ténébreuse distillée sur fond de lente complainte désabusée. Cave triangule ses sujets de réflexion selon ses vecteurs attitrés: femmes, religion et sexe. Il n'y qu'à jeter une oreille attentive aux titres incriminés: "Jesus Alone", "Girl In Amber", "Distant Sky". Alors qu'il aurait pu refondre son rock baroque, impertinent et soigné pour modeler un infâme témoignage post-mortem grossier et prévisible, Cave y intègre des références subtiles à son destin de père, presque prophétiques, avec la pudeur courageuse du deuil :
"The phone, the phone, the phone, it rings, it rings, it rings no more" ("Girl In Amber")
"Soon the children will be rising, will be rising" ("Distant Sky")
"Cause nothing really matters" ("I Need You")
Confronté au courroux de la faucheuse, délaissé de toute justice divine, l’australien règle ses comptes par un choix parcimonieux de mots et de tons. Avec classe, toujours.
Les mots, justement. Ils rampent sous les lignes mélodiques monocordes d’un Cave plus narrateur que chanteur à mesure que sa voix arrachée hante chaque titre d’un malaise rongeur. Ils cisèlent chaque silence glaçant, chaque arrangement pointilleux, chaque courant mélodique. Ils écrasent les imposantes architectures sonores des Bad Seeds de leur poids chagriné et émergent brillamment des torrents de mélancolie servis par Ellis & Co. Nombreux dans les couplets, ils participent à l’expiation des sentiments exacerbés de Cave: désœuvrement, amertume, incompréhension... Ce dernier oppose brillamment à ses longues tirades murmurées gravement des refrains fugaces, contenant au plus quelques mots (« Jesus Alone », « I Need You »). Skeleton Tree est un bourreau armé des lames lexicales du poète Cave: l'estocade du couplet est lente, pénible; l'à-coup du refrain est brutal, furtif. Mais à chaque fois, les mots du maître blessent. Jouant de tous ses atouts, Cave, l'auteur de talent, brouille les pistes et fait tomber les barrières classiques de la chanson en s’abrogeant des standards d’écriture dans des titres sans structure (« Anthrocene »), avec pour seul fil conducteur sa poésie hantée, sa voix chevrotante et son élocution spectrale, rendant le marasme moins palpable au premier coup d’oreille mais beaucoup plus introspectif, intrusif même, s’installant à mesure que l’écho des syllabes se fait plus fort, plus enveloppant, plus captivant. Nick Cave réussit l’exploit de subjuguer par le seul pouvoir de ses mots. Il accomplit aussi l’exploit de raconter le combat d’un homme face à la mort, sans la citer une seule fois.
Une prouesse narrative qui Nick Cave n’aurait jamais pu réaliser sans le concours de ses loyaux compagnons de scène et de studio. Jamais les arrangements des Bad Seeds n’ont semblé si justes dans leur exécution et dans leur intention. Soutenant leur leader par quelques claviers cryogéniques et des chœurs angéliques, les Bad Seeds se retirent honorablement du devant de la scène pour mieux laisser Cave surmonter son épreuve, son drame. Après tout, Skeleton Tree est certainement son album le plus personnel à ce jour. La section rythmique est quasi-inexistante, calfeutrée derrière des claviers prépondérants, créant seuls le rythme d'un album moins lisible, fondamentalement plus tortueux. La chape nostalgique est omniprésente, la nébuleuse permanente, souvent opaque alors que la mélancolie culmine à son apogée ("Girl In Amber", "Magneto"). Mais les Bad Seeds savent comment transpercer le brouillard mortuaire et offrent des instants lumineux de pure grâce comme ce "Rings Of Saturn" spatial tout droit sorti de la B.O. de Stranger Things, un "Distant Sky" Cohenien subliment aidé par la voix enchanteresse d'Else Trop ou un morceau éponyme remarquablement amené, avec la douceur de quelques arpèges de guitare effleurés et une efficacité mélodique immédiate. La complémentarité de l'artiste et de ses musiciens est totale en dépit d'une ambivalence de conception particulièrement palpable tant on alterne entre instants rayonnants et moments sinistres. Les Bad Seeds courbent l'échine et suivent la vision trouble d'un album, non pas complexe, mais compliqué. C'est d'ailleurs le principal défaut de Skeleton Tree.
Malgré une élégante sobriété dans son traitement musical, l'utilisation d'une poésie subtile évitant toute explicité perturbante, Skeleton Tree est trop analytique, trop marqué, trop sombre, pour être décemment apprécier dans la longueur. Un chef d'oeuvre s'écoute avec une jouissance toute personnelle, avec ce plaisir de se replonger dans un disque qui façonne, plus que la grande Histoire de la musique, sa propre histoire personnelle. Skeleton Tree échoue à intégrer cette catégorie, clairement. Chaque écoute est un supplice, une lente descente aux enfers, dépressive, neurasthénique. L'émergence salutaire d'un dernier titre aux allures de rédemption ("Skeleton Tree") ne suffit pas à faire valoir la supposée magnificence d'un album qui pâtit autant de son contexte que d'un adoubement prématuré.
Impossible pourtant de nier les qualités certaines d'un disque comme Skeleton Tree, son écriture, sa mise en musique, voire en images. Au terme d'une analyse poussée et exigeante, il révèle ses qualités premières. Il est, sans aucun doute possible, un chef d'oeuvre humain, une épreuve herculéenne franchie avec honneur et intelligence. Il est autant l'évacuation personnelle de la culpabilité du père que l'expérimentation nouvelle d'un musicien hors-pair. Skeleton Tree gagnerait à être considérer autrement que comme un album de deuil car il est bien plus que ça. Et pourtant, impossible de le percevoir. Impossible de s'extirper du cauchemar éveillé de Nick Cave. Impossible de réprimer la peine qui assaillit le coeur à chaque écoute. Impossible d'apprécier Skeleton Tree pour sa propre identité musicale. C'est là son seul échec. Pour le reste, ce seizième album aura permis à Nick Cave de conclure sur ses dernières paroles: "It's allright now...". Et c'est déjà ça.
Chansons conseillées: "Anthrocene", "I Need You" et "Skeleton Tree".