On a déjà dit ici que les albums live ne servent à rien. On maintient. Cela dit, parfois, peut-être, éventuellement, à la rigueur, les disques en public apportent réellement quelque chose à la discographie de leur auteur.
La reconnaissance publique et médiatique un peu soudaine de Hubert-Félix Thiéfaine a de quoi surprendre. Depuis ses débuts discographiques en 1978 il occupe une place particulière qui fut également celle d'Alain Bashung en son temps. Après un tube ("La Fille du Coupeur de Joints") il se met à naviguer presque sous le radar mais pas totalement, au gré de disques parfois très bons et lui assurant un minimum d'exposition médiatique, notamment en 2005 avec Scandale Mélancolique. Jamais underground, jamais vraiment mainstream non plus, la carrière de Thiéfaine est peut-être le modèle que suivront les parcours futurs des artistes rock naissants. Aucune émergence de réelle tête d'affiche durable ne permet de réel succès à très grande échelle mais la fragmentation toujours plus grande des publics conduit à leur fidélisation autour de groupes "phares" au sein de leur propre niche. Ce schéma correspond assez bien à celui de la carrière de Hubert-Félix Thiéfaine et explique sans doute en partie sa longévité. Outre quelques succès publics, il a pu avant tout compter sur un public stable, en témoigne le nombre impressionnant de disques live qu'il a publiés (8 en un peu plus de 30 ans d'existence).
Homo Plebis Ultimae Tour fait évidemment la part belle au dernier disque studio Suppléments de Mensonge dont seuls trois titres manquent à l'appel. Mais surtout il y a là toutes les chansons qui ont fait la carrière de Thiéfaine. Les choix ne font pas dans l'obscur mais exhument au contraire des titres déjà connus et enregistrés plusieurs fois en live: "Lorelei Sebasto Cha", "Les Dingues Et Les Paumés", "Mathématiques Souterraines", "Narcisse 81", etc. Pas de surprise du côté de la trackist donc, on retrouve toutes les chansons qu'on aime. Quel intérêt alors?
D'abord Hubert-Félix Thiéfaine n'a peut-être jamais aussi bien chanté. Ses textes récents sont, il faut bien l'avouer, toujours empêtrés dans ses tics d'écriture et son goût pour les mots de plus de 5 syllabes ("Ta Vamp Orchidoclaste", sérieusement?). Néanmoins, réentendre les chansons plus anciennes permet de constater avec plaisir que malgré le (ou grâce au) caractère hermétique des paroles, elles vieillissent peu, grâce à ce dédale de références et de symboles, de figures poétiques et historiques, là où des textes plus explicites se périment plus rapidement. La voix quant à elle surplombe majestueusement les deux disques de Homo Plebis Ultimae Tour. Moins nasillarde, plus chaude, plus puissante, moins maniérée qu'auparavant, c'est une révélation. Thiéfaine s'affirme peut-être ici pour la première fois comme un chanteur d'envergure. Dès "Annihilation", 10 minutes de transe prophétique, il est clair que Homo Plebis Ultimae Tour est un album d'interprétation et de réinterprétation. La section rythmique fait son travail sérieusement, sans génie mais elle n'est pas exempte de subtilités, via une batterie toujours surprenante (sur "113e Cigarette Sans Dormir" par exemple).
C'est du côté de la guitare que l'illumination survient. Alice Botté a joué avec tout ce que la scène rock française compte de gens intéressants: Alain Bashung, Daniel Darc, Christophe... Par son jeu de guitare il justifie à lui seul l'acquisition de Homo Plebis Ultimae Tour. Il y avait bien longtemps qu'on n'avait pas entendu pareilles trouvailles sur cet instrument, ces dernières étant récemment devenues l'apanage exclusive des métalleux. Ici c'est un festival de bravoure toujours maîtrisée et mise au service des chansons. Alice Botté lacère le concert de ses guitares au scalpel. Il fait hurler sa six-cordes sur "Sweet Amanite Phalloïde Queen" puis fait des merveilles avec ses soli à la guitare slide pendant "Solexine Et Ganja". Botté illumine le disque avec ses interventions sans cesse brillantes ("Narcisse 81"), il lâche des fulgurances d'une précision chirurgicale ("Les Dingues Et Les Paumés"). Entre discrétion et éclaboussures géniales, entre chaleur et sécheresse du son, il met idéalement en valeur toutes les anciennes chansons de Thiéfaine connues de tous autant que les extraits de ses disques les plus récents.
Ici réside peut-être un des secrets de la longévité des artistes rock français. La plupart des Anglo-saxons fonctionnent en groupe. Difficile dès lors de se renouveler artistiquement et musicalement sans heurts. Les Français ont au contraire tendance, pour les plus connus, à fonctionner souvent seuls: Serge Gainsbourg, Alain Bashung, Miossec, Daniel Darc... Ils décident dès lors de s'entourer en studio et sur scène de collaborateurs plus ou moins talentueux. Outre une manière de renouveler plus facilement l'inspiration en donnant à chaque fois la possibilité d'apporter du sang neuf, ce processus leur fournit également l'opportunité de réactualiser leur vieux répertoire. Pour Thiéfaine, là où le disque live
Routes 88 sonne daté,
Homo Plebis Ultimae Tour est parfaitement actuel dans sa réorchestration de titres parfois vieux de 30 ans. Puisqu'il trace sa route seul, Thiéfaine peut adapter son répertoire au gré des canons esthétiques des époques (si l'on peut parler d'époques à l'échelle si courte de la musique pop) sans avoir à se fader les réticences des autres membres d'un éventuel groupe. En un sens, le modèle breveté par
David Bowie a été adopté par une certaine frange de la scène française, avec une réussite certaine.
Plus qu'une vague revue pour nostalgiques heureux de réentendre les morceaux jalons de leur adolescence, Homo Plebis Ultimae Tour est une leçon de musique, puissante et racée, une certaine idée de la chanson rock française. Pas juste un disque en public de plus pour Hubert-Félix Thiéfaine.