Daughter
Stereo Mind Game
Produit par Elena Tonra, Igor Haefeli
1- Intro / 2- Be On Your Way / 3- Party / 4- Dandelion / 5- Neptune / 6- Swim Back / 7- Junkmail / 8- Future Lover / 9- (Missed Calls) / 10- Isolation / 11- To Rage / 12- Wish I Could Cross The Sea
Ce n’est sûrement pas un hasard si "Be On Your Way" – le premier single partagé pour ce nouveau cycle – pose un regard optimiste sur le temps qui court, puisque cela faisait déjà sept ans que l’on attendait un nouvel album de Daughter. Sept ans, c’est médiatiquement une éternité pour un trio qui n’a été que fulgurance, avec pour seuls faits marquants deux disques sortis en 2013 et 2016, puis un dernier projet (majoritairement) instrumental pour le jeu narratif Life Is Strange en guise d’épilogue. Sept ans, c’est assez de temps pour que les silhouettes se confondent et que les visages se brouillent, d’autant plus que le paysage musical n’est plus vraiment le même qu’à leurs débuts : Daughter est donc forcé de voir le verre à moitié plein, d’une certaine manière, face à toutes ces opportunités manquées.
"I will try and find you / Maybe we could reconstruct the scene? / I have a feeling / That we'll repeat this evening"
Les souvenirs restent tendres, malgré tout. If you Leave se remarquait aisément dans toute cette cohorte indie pop mélancolique du début des années 2010 (souvenez vous, London Grammar et The xx étaient partout) grâce au spleen profondément automnal de Elena Tonra, danseuse solitaire au milieu du grand massif embrumé. Au fil des mouvements, son air faussement docile pouvait aussi bien mener les guitares nues et timides d’une folk éthérée que les tourmentes épaisses entrevues dans le shoegaze ou le post-rock – et d’autres fois, c’était le silence qui se forçait à elle, comme des rares instants de clairvoyance au bout de la nuit. Le disque suivant se voyait expérimenter davantage avec les pulsions bruyantes du groupe, quitte à suggérer la tension du post-punk sur les titres les plus anxieux. On pouvait alors voir dans Not To Disappear un long exil glaçant en plein déraillement, parfois trop résolu pour se faire comprendre mais définitivement captivant : c'est donc avec beaucoup d'amertume qu'on manque à retrouver cette force de caractère sur Stereo Mind Game, malgré des ambitions soniques plus que tangibles.
La transformation n’est pas radicale et prend surtout forme dans les détails, mais on se rend déjà compte entre la basse écrasante et les cordes hollywoodiennes de "Be On Your Way" que l’espace n’est pas rempli de la même manière. La retenue et la pudeur s’effacent souvent au profit d’une forme d’immédiateté et d’un appétit de la performance sonore, comme si on cherchait davantage à nous impressionner plutôt qu’à nous émouvoir, avec la peur sous-jacente de ne pas être capable de se démarquer autrement. Stereo Mind Game profite pourtant d’un direction thématique suffisante pour créer les conditions d’un renouvellement : plutôt que de ressortir ces sombres tableaux en bois forts empreints d’abandon et désemparement, le groupe réveille son univers en le colorant d’une verdure légère et printanière. Cela se traduit musicalement par des compositions toujours aussi mélancoliques mais bien plus généreuses et chaleureuses qu’auparavant – malheureusement souvent jusqu’au débordement. Au delà de cette introduction dont la douceur est étouffée par le poids des instruments, les échos glissants de "Swim Back" s’appauvrissent face au caractère irritant de ces arrangements tournoyants, et le point culminant de "Dandelion" se voit perturbé par des pollutions sonores presque dissonantes. A vrai dire, cette tendance devient presque létale lorsque l’on s’intéresse aux développements les plus sensibles : "Isolation" ne fait preuve d’aucun relief et donc d’un hermétisme émotionnel absolu en refusant de clarifier ses harmonies, laissant les murmures de Elena Tonra se noyer dans l’inertie, tandis que l’indiscipliné "Neptune" souffre d’une interprétation bien trop brusque pour réussir à sublimer son propos.
L’abondance d’arrangements n’est pas assez mesurée pour permettre aux compositions de dépasser leurs limites et la nouvelle formule du trio devient alors un peu frustrante. Elle fonctionne tout de même sporadiquement, comme sur "Dandelion" avec ses jeux de l’esprit en stéréo sous forme de dédoublement de voix ou de guitares acoustiques déphasées, pareils à ces pulsions internes qui s’affrontent et se submergent. On pense également à l’espiègle "Future Lover" qui montre qu’il est quand même possible pour Daughter de fonctionner dans un registre plus léger à condition de ne pas se disperser, ou encore à "To Rage", un des rares titres où le chant et les instruments arrivent à se retrouver autour du même chemin, ici tracé par une houle de cordes fines rappelant facilement les envolées de Godspeed You ! Black Emperor ou de Sigur Ros. Mais c’est surtout sur "Party" que les étoiles s’alignent, avec son allure touchante de contre-soirée vulnérable. Les gestuelles inconfortables deviennent ainsi ces superpositions stagnantes à la distorsion imparfaite, délicatement mélangées au phrasé faussement désincarné de Elena Tonra pour rehausser le récit de son alcoolisme, et plus particulièrement de la nuit où elle décida finalement de combattre son addiction.
"I fear the time wipe out / For fear that I'd forget / The worst night of my life / Or even worse, the best"
On aurait alors aimé pouvoir profiter autrement des talents d’écriture d’Elena Tonra, qui reste tout de même la principale victime de toutes ces petites imprécisions et semble souvent vocalement déconnectée des aspirations de Stereo Mind Game – "Junkmail" doit par exemple se retenir dans son explosivité face à cet exercice de spoken words un peu terne, en dépit d’une envie apparente d’en faire plus du côté des musiciens. Trop dense ou pas assez, on ne sait plus vraiment, mais le vertige du silence est évident et omniprésent. Ce qui manque terriblement à Stereo Mind Game, ce sont ces petites brèches à travers la pénombre qui nous permettaient autrefois de nous y glisser affectivement. Aujourd’hui, on se retrouve bloqué dehors au milieu des pins, sans aucune idée d’où provient le son dans l’obscurité ou bien même s’il est sage de s’en rapprocher. Peut-être que les quelques moments de grâce suffiront à entretenir la passion et les espoirs que l’on plaçait chez Daughter il y a des années, mais rien n’est moins sûr tant la musique du trio paraît désormais un peu vaine. Loin d’être désagréable ou offensante, seulement un peu vaine. On aimerait pourtant continuer à y croire – après tout, nous sommes en présence d’un album qui nous invite littéralement à ne pas se contraindre des absolus. Il faudra encore pour cela oser se rallier aux paroles d’un groupe qui, assez ironiquement, semble aujourd’hui forcé dans son optimisme et terrifié par son propre mutisme.
Morceaux conseillés : "Party", "Dandelion", "Future Lover", "To Rage"