Blur
The Ballad of Darren
Produit par James Ford
1- The Ballad / 2- St. Charles Square / 3- Barbaric / 4- Russian Strings / 5- The Everglades (For Leonard) / 6- The Narcissist / 7- Goodbye Albert / 8- Far Away Island / 9- Avalon / 10- The Heights
Celui qui tatouait à l'école le front de Damon du nombre du malin (le triple 6), le fait sans doute aujourd'hui moins, le malin. Bien loin d'avoir été promis à un destin maléfique, Albarn a décidément le don de manier son aviron Albionais dans les bonnes directions, que ce soit en solo ou en groupe. Le groupe en question? Celui de quatre lettres qui a su être le fer de lance du Cool Britannia face aux frères Lagalère d'Oasis. Blur a depuis longtemps - et douze ans avant son Magic Whip à qui il a manqué un coup de fouet - plié le game des jeux olympiques britanniques musicaux avec : des débuts applaudis au même moment que l'émergence de la britpop (Modern Life Is Rubbish), un album qui s'est inscrit 90 semaines dans les charts anglais (Parklife), une bataille gagnée face à ses ennemis naturels (et marketés) ce fatidique 14 août 1995 (avec le single "Country House" contre "Roll With It" sorti le même jour) et des titres qui hantent votre nouvel an et vos meilleurs karaokés ("Song 2", "Girls & Boys").
Huit albums empreints de bière collante de pub mais qui ont toujours su décrire les affres modernes facilement appropriables de jeunes anglais, d'une façon juste et avec la retenue de la middle classe à laquelle on a toujours relié Blur. Pourtant l'ami Damon n'est pas du genre à rester dans un milieu exclusif, et au vu de son éducation dans un foyer d'artistes excentriques toujours rempli de fêtes et de monde, il n'est pas devenu un parfait snobinard. Nonobstant ses (si belles) lunettes Ray Ban, Albarn est un hyperactif curieux et a su (dé)multiplié les collaborations entre deux projets solo, avec bien évidemment Gorillaz, mais aussi Africa Express et The Good The Bad and The Queen. Ce dernier super groupe, après deux albums d'une élégance rare, a montré le côté sombre-chic du londonien, son côté lunaire astrologique, sa cave dans sa maison, en bref: ses mélancolies et tortures cachées. The Ballad Of Darren pourrait bien en être sa continuité.
Car, comme son museau juvénile ne le montre pas, Damon a 55 ans et l'âge de regarder régulièrement en arrière. A partir d'amours contrariées, de deuils, et autres dysfonctions inhérentes à un groupe de rock dans une longue carrière, l'Albus (car un peu magicien comme Dumbledore) Albarn fait dans l'upcycling qui permet de ne pas voir l'abus. Blur réutilise certes des patterns du passé mais pour les amener vers une autre fonction ou émotion (ici l'acceptation: spoiler). Subtil, quoi. C'est le cas avec le premier titre "The Ballad" qui est une resucée de "Half A Song" de l'album solo Democrazy. Les voix se balancent en harmonie, l'ambiance est lounge comme l'hôtel casino des Arctic Monkeys, et c'est bien normal puisque c'est le producteur (James Ford) des gars de Sheffield qui est aux manettes. Et faut se l'avouer, on ne peut décemment pas cracher sur un rapprochement Turner-Albarn quel qu'il soit. Du remaniement discret donc aussi présent sur "St Charles Square" qui ressemble à un titre d'Iggy Pop, tiré de sa Post Pop Depression.
Et puis vient la sensible sensibilité. "Out Of Time" (Think Thank) avait ouvert cette large voie de titres doux et lénifiants et c'est "The Narcissist" qui vient compléter la promenade de Darren, avec un abord que l'on croit d'abord trop vanillé et échoïque, mais qui est en fait au plus proche du dark side d'Albarn: " You'll probably shine on me/ But I won't fall this time". Ou n'est-ce pas à propos de lui? C'est le tour de force de The Ballad Of Darren, d'être tout autant personnel que collectif. Comme un projet individuel de Damon mais boosté aux choeurs et orchestrations un peu baroques qui cassent la baraque (le frontman étant un grand fan de comédies musicales et d'opéras rock, tels Quadrophenia) en vue du partage. La valeur ajoutée phatique est bien présente car bienveillante, mais n'est jamais emphatique, car Albarn n'est pas fait d'albâtre mais d'Albion (ça peut durer longtemps ces jeux de mots) et la forme est toujours gouailleuse et malicieuse. Plus tard le gazeux "Goodbye Albert" est tout aussi touchant que distordu. Et très bien exécuté.
Oui la nostalgie aussi flotte sur l'album tout autant que le nom de Darren qui se trouve être l'ancien bodyguard de Blur. La photo de la pochette (par Martin Parr) délimite au premier plan une safe zone plutôt joyeuse avec la piscine, qui parait être sur le point cependant d'être engloutie par la mer moins bleue et le ciel encore plus menaçant à l'arrière. La fatalité de vieillir donc et se souvenir, mais avec un biais de créativité soignée. Le thème de l'absence point sur "Russian Strings"avec le lancinant 'Where are you now?" et une guitare qui finit en incandescence. Le travail de l'ami Coxon est déterminant. Autant Albarn a les clefs du camion niveau vision, autant le côté bavard et communicatif vient directement de Graham qui n'est pas le dernier des pécores niveau Fender. "Far Away Island" égraine son "I miss you/ I know you think that I must be lost now, but I'm not". Les couches sont aussi éthérées que granuleuses. Et "The Everglades (for Leonard)" est carrément naïf dans sa construction pour mettre en valeur la voix devenue grave de Damon, et davantage encline à raconter.
Contrairement aux frères Gallagher - qui au-delà de leur dénomination de lads ont un peu de paille dans leurs sabots - les Blur sont loins d'être naïfs ou désabusés. En prise directe avec l'actualité et la pulsation du monde, Blur se pose en témoin dynamique des tendances musicales modernes, et on l'en remercie. "Barbaric" est un lien avec leurs débuts galopants mais arrivé au dernier titre "The Heights", le groupe nous démontre les sommets de sophistication acquis avec l'âge et l'expérience, avec toujours l'idée de ne pas trop en faire non plus. L'album est à écouter en boucle, et honnêtement tourne un peu en rond sur lui-même car il est introspectif. Mais il signe surtout une clairvoyance de la part de Blur qui est toute aussi nette que l'eau de la piscine. Le blues va bien à Blur.